Mais, dans le cas présent, il ne s’agissait pas d’un esprit ordinaire. Il y en avait deux.
Mémé avait parfois capté les pensées de chasseurs dans la forêt quand, tranquillement assise le soir, elle laissait vagabonder sa tête. De temps en temps elles lui avaient fait la même impression, en plus vague cependant. De temps en temps, lorsque le chasseur était sur le point de tuer, les fils épars des pensées se regroupaient. Mais là, c’était différent. C’était le contraire : des tentatives craquelées et racornies de réflexion s’écaillant de la pointe de flèche luisante qu’était l’intention de tuer du prédateur. L’esprit d’un prédateur s’efforçant de penser.
Pas étonnant s’il devenait fou.
Elle ouvrit les yeux.
Nounou Ogg lui tenait la poêle à frire au-dessus du crâne. Son bras tremblait.
« Bon, fit-elle, c’est qui ?
— Je boirais bien un verre d’eau », dit Mémé. Une méfiance naturelle refit surface dans son cerveau en ébullition. « Mais pas de ce puits, surtout. »
Nounou se détendit un peu. Quand une sorcière se mettait à farfouiller dans un autre esprit, on ne savait jamais qui revenait. Mais Esmé Ciredutemps était la meilleure. Si Magrat essayait toujours de se trouver, Mémé, elle, ne concevait même pas qu’on puisse chercher. Si elle ne trouvait pas comment revenir dans sa propre tête, c’est que le chemin n’existait pas.
« Y a le lait dans la chaumière, proposa Nounou.
— Il était de quelle couleur, déjà ?
— Ben… encore à peu près blanc.
— D’accord. »
Lorsque Nounou eut tourné le dos, Mémé s’autorisa un petit frisson.
Elle contempla le loup en se demandant ce qu’elle pouvait faire pour lui. Un loup normal n’entrerait pas dans une chaumière, même s’il arrivait à ouvrir la porte. Les loups ne s’approchaient jamais des hommes, sauf en grand nombre et à la fin d’un hiver particulièrement rude. Et ce, non parce qu’ils étaient grands, méchants et malfaisants, mais parce qu’ils étaient des loups.
Ce loup-ci essayait d’être humain.
Il n’existait sans doute pas de remède.
« Tiens, ton lait », dit Nounou Ogg.
Mémé leva la main et le prit sans regarder.
« Quelqu’un a fait croire à ce loup qu’il était une personne, dit-elle. Quelqu’un lui a fait croire qu’il était une personne puis s’en est désintéressé. Ça s’est passé y a quelques années.
— Comment tu sais ça ?
— Je… j’suis tombée sur ses souvenirs », répondit Mémé. Et aussi sur ses instincts, songea-t-elle. Elle savait qu’il faudrait plusieurs jours pour que la quitte l’envie de courir après des traîneaux sur la neige.
« Oh.
— Il est coincé entre deux espèces. Dans sa tête.
— On peut l’aider ? » demanda Nounou.
Mémé fit non du geste.
« Ça dure depuis trop longtemps. C’est maintenant une habitude. Et il crève de faim. Il peut aller ni d’un côté ni de l’autre. Il peut pas se conduire en loup, et il arrive pas à devenir humain. Ça peut pas durer éternellement. »
Elle se retourna et fit face à Nounou. Laquelle recula d’un pas.
« T’imagines pas quelle impression ça fait, dit-elle. Errer pendant des années. Incapable de se conduire en humain ni d’être un loup. T’imagines pas.
— Je crois qu’si, fit Nounou. Suffit de te regarder. Je crois qu’si. Qui peut faire ça à une créature ?
— J’ai ma petite idée. »
Elles se retournèrent.
Magrat arrivait avec la gamine. Un des bûcherons les accompagnait.
« Hah, fit Mémé. Oui. Evidemment. Faut toujours qu’y ait… (elle cracha les mots) une fin heureuse. »
Une patte voulut lui saisir la cheville.
Mémé Ciredutemps baissa les yeux sur la figure du loup.
« Siiirvoupraîîît, gronda-t-il. Unnne fiiin ? Maiiintennnant ? »
Elle s’agenouilla et prit la patte.
« Oui ? fit-elle.
— Ouiii ! »
Elle se releva, l’air autoritaire, et fit signe au trio d’approcher.
« Monsieur le bûcheron ? dit-elle. Un boulot pour vous… »
Le bûcheron ne comprit jamais pourquoi le loup posa si facilement la tête sur la souche.
Ni pourquoi la vieille femme, celle chez qui la colère s’agitait comme de l’orge perlé dans un ragoût bouillonnant, insista ensuite pour qu’on l’enterre décemment au lieu de le dépecer et de le balancer dans les buissons. Elle insista beaucoup là-dessus.
Et ce fut la fin du grand méchant loup.
Une heure plus tard. Pas mal de bûcherons avaient poussé tranquillement jusqu’à la chaumière, siège d’une grande activité qui valait le coup d’œil, à ce qu’il paraissait. L’abattage des arbres n’est pas un travail habituellement riche en distractions.
Magrat lavait le sol avec toute l’aide magique que pouvaient lui fournir un seau d’eau savonneuse et une brosse à récurer. Même Nounou Ogg, dont l’intérêt décousu pour le rôle noble de ménagère s’était complètement évanoui dès que sa fille aînée avait été en âge de tenir un chiffon, nettoyait les murs. La vieille grand-mère, un peu dépassée par les événements, les suivait toutes les deux avec inquiétude, une soucoupe de lait à la main. Des araignées qui avaient hérité du plafond des générations plus tôt se virent poussées dehors gentiment mais fermement.
Et Mémé Ciredutemps marchait autour de la clairière en compagnie du bûcheron en chef, un jeune homme au torse puissant qui devait se croire, hélas à tort, meilleure allure avec ses bracelets de force en cuir clouté.
« Il était là depuis des années, s’pas ? dit-il. À rôder sans arrêt autour des villages, tout ça.
— Et vous avez jamais essayé de lui parler ? fit Mémé.
— Lui parler ? C’est un loup, s’pas ? On leur parle pas, aux loups. Les animaux, ça parle pas.
— Hmm. Je vois. Et la vieille femme ? Vous êtes nombreux, vous autres bûcherons. Est-ce que… vous savez, ça vous est arrivé de passer la voir ?
— Huh ! Pas de danger !
— Pourquoi ? »
Le bûcheron en chef se pencha vers Mémé avec une mine de conspirateur. « Ben, paraît que c’est une sorcière, s’pas ?
— Ah bon ? fit Mémé. Comment vous savez ça ?
— Elle en a tous les signes distinctifs, s’pas ?
— Quels signes ? »
Une vague inquiétude picota le bûcheron.
« Ben… elle… elle a le nez crochu et elle marmonne tout le temps…
— Oui… ?
— Et elle a pas de dents, s’pas ?
— Bon sang, fit Mémé. J’comprends que ça vous dise rien de fréquenter une femme pareille, s’pas ?
— S’pas ! » fit le bûcheron, soulagé.
« Pourrait bien vous changer en n’importe quoi au premier coup d’œil, s’pas ? » Mémé se colla le doigt dans l’oreille et se l’agita d’un air réfléchi.
« Elles en sont capables, vous savez.
— Sûrement. Sûrement, dit Mémé. J’suis bien contente qu’y ait des jeunes costauds comme vous dans le coin. Tch, tch. Hmm. J’peux jeter un coup d’œil à votre hache, jeune homme ? »
Il lui tendit l’instrument. Mémé s’affaissa d’un air théâtral en l’empoignant. Il restait encore des traces de sang de loup sur la lame.
« Grands dieux, elle est grosse, dit-elle. Et vous savez vous en servir, j’imagine.
— J’ai gagné la ceinture d’argent deux ans d’rang à la fête de la forêt, annonça fièrement le bûcheron.