— Deux ans d’rang ? Deux ans d’rang ? Bon sang. Ça, c’est bien. C’est drôlement bien. Et moi, j’arrive à peine à la soulever. » Mémé saisit la hache d’une main et la balança maladroitement. Le bûcheron bondit en arrière lorsque la lame lui passa en vrombissant sous le nez et s’enfonça d’un bon doigt dans un arbre.
« Vous d’mande pardon, fit Mémé Ciredutemps. J’suis qu’une vieille imbécile ! La technique, ç’a jamais été mon fort ! »
Il lui fit un sourire et voulut dégager la hache.
Il tomba à genoux, la figure soudain blême.
Mémé se pencha au niveau de son oreille.
« Tu aurais pu t’occuper de la vieille femme, dit-elle calmement. Tu aurais pu parler au loup. Mais tu l’as pas fait, s’pas ? »
Il essaya de répondre, mais ses dents refusaient de se desserrer.
« Je vois que tu regrettes beaucoup, dit-elle. Je vois que t’as conscience d’avoir mal agi. Je parie que t’es impatient d’aller lui retaper sa maison, remettre de l’ordre dans son jardin, veiller à ce qu’elle ait du lait frais tous les jours et une bonne réserve de bois, s’pas ? En fait, j’te sens assez brave pour lui bâtir une nouvelle chaumière, avec un vrai puits et tout. Pas loin du village, comme ça elle aura pas besoin de vivre toute seule, s’pas ? Tu comprends, des fois je vois dans l’avenir et je sais que c’est exactement ce qui va se passer, s’pas ? »
La sueur coulait sur la figure du bûcheron. Et voilà que ses poumons donnaient l’impression de ne pas fonctionner non plus.
« Je sais en plus que tu vas tenir parole, et ça me fait tellement plaisir que je vais veiller à ce que la chance te protège, dit Mémé d’une voix toujours aussi agréablement monocorde. Je sais que c’est un travail dangereux, le bûcheronnage. Vous pouvez vous blesser. Les arbres peuvent vous tomber dessus, ou le fer de la hache soudain se détacher et vous ouvrir le crâne. » Le bûcheron frissonna tandis que Mémé poursuivait : « Alors, ce que je vais faire, c’est te jeter un petit sort pour que rien de tout ça t’arrive. Vu que j’suis reconnaissante. Parce que tu vas aider la vieille dame. S’pas ? T’as qu’à hocher la tête. »
Il réussit à bouger la tête d’un poil. Mémé Ciredutemps sourit. « Là ! fit-elle en se levant et en brossant un grain de terreau de sa robe. Tu vois comme la vie est belle quand on s’aide les uns les autres ? »
Les sorcières partirent vers midi. Le jardin de la vieille s’était rempli de monde et la clairière résonnait des crissements des scies et des coups de marteaux. Les nouvelles comme celle de la présence d’une Mémé Ciredutemps circulent vite. Trois bûcherons bêchaient le carré de légumes, deux autres se démenaient pour ramoner la cheminée et quatre avaient déjà creusé une bonne moitié d’un nouveau puits à une vitesse étonnante.
La vieille grand-mère, du genre à s’accrocher à une idée jusqu’à ce qu’une autre la déloge de force, était à court de soucoupes pour son lait.
Les sorcières profitèrent de l’effervescence pour s’éclipser.
« Vous avez vu, fit Magrat tandis qu’elles suivaient le sentier sans se presser, ça prouve que les gens sont prêts à donner un coup de main quand on leur montre l’exemple. Pas besoin de les houspiller à tout bout de champ, vous savez. »
Nounou Ogg jeta un regard à Mémé.
« Je t’ai vue causer au chef des bûcherons, dit-elle. Vous parliez de quoi ?
— De sciure, répondit Mémé.
— Ah bon ?
— À moi, un des bûcherons m’a raconté, fit Magrat, qu’il s’est passé d’autres drôles de choses dans cette forêt. Des bêtes qui se prenaient pour des hommes, il a dit. Y avait une famille d’ours qui vivait pas loin.
— Ç’a rien de drôle, une famille d’ours qu’habitent ensemble, fit Nounou. C’est des animaux très conviviaux.
— Dans une chaumière ?
— Alors, ça, c’est drôle.
— C’est bien ce que je dis, fit Magrat.
— On doit se sentir bête quand on passe leur emprunter une tasse de sucre. J’imagine que les voisins trouvaient à redire.
— Oui. Ils disaient “oink”.
— Pourquoi donc ils disaient “oink” ?
— Parce qu’ils pouvaient rien dire d’autre. C’étaient des cochons.
— On avait des voisins comme ça quand on habitait à… commença Nounou.
— Je veux dire des cochons cochons. Vous savez ? Quatre pattes. Une queue en tire-bouchon. Du rôti de porc avant qu’il soit rôti de porc. Des cochons, quoi.
— J’vois pas pourquoi on mettrait des cochons dans une chaumière, intervint Mémé.
— Personne les y avait mis, il a dit, le bûcheron. Les cochons l’avaient bâtie eux-mêmes. Ils étaient trois. Des petits cochons.
— Qu’est-ce qui leur est arrivé ?
— Le loup les a mangés. C’étaient les seuls animaux assez bêtes pour le laisser approcher, apparemment. Tout ce qu’on a retrouvé, c’est leur niveau à bulle.
— Une honte.
— D’après le bûcheron, ils ne bâtissaient pas de très bonnes maisons, remarquez.
— Ben, fallait s’y attendre. Avec les pattes qu’ils ont, du boulot cochonné, forcément, fit Nounou.
— Il dit qu’y a une fuite terrible dans le toit, juste au-dessus de son lit. »
Les sorcières poursuivirent leur route en silence.
« Je m’souviens, dit Nounou Ogg en lançant de temps en temps des coups d’œil à Mémé Ciredutemps, on m’a un jour parlé d’une vieille enchanteresse antique qui vivait sur une île et changeait les marins naufragés en cochons.
— C’est horrible de faire des choses pareilles, répliqua Magrat.
— Je suppose que ça dépend de ce qu’on est en réalité à l’intérieur, fit Nounou. J’veux dire, regardez Gredin, là. » Gre-din, qui lui enveloppait les épaules comme une fourrure malodorante, se mit à ronronner. « Il est quasiment humain.
— Tu racontes vraiment des tas de foutaises, Gytha, dit Mémé Ciredutemps.
— C’est parce qu’y en a qui savent de quoi y retourne et veulent pas me mettre au courant, rétorqua Nounou Ogg d’un air mécontent.
— J’ai dit que j’étais pas sûre, fit Mémé.
— T’as regardé dans les pensées du loup.
— Oui. C’est vrai.
— Ben alors… »
Mémé soupira.
« Quelqu’un est venu par ici avant nous. N’a fait que passer. Quelqu’un qui connaît le pouvoir des contes et qui s’en sert. Et les contes, ils… ils sont restés là, des contes errants, comme qui dirait. Ils font ça quand on les nourrit…
— Pourquoi quelqu’un s’amuserait à ça ? demanda Nounou.
— Pour s’entraîner.
— S’entraîner ? Dans quel but ? s’étonna Magrat.
— Je pense qu’on va bientôt le savoir, répondit Mémé d’un air sentencieux.
— Faut me dire le fond de votre pensée. C’est moi la marraine officielle ici, vous comprenez. Faut que je sois au courant. Vous devez tout me dire. »
Nounou Ogg sentit un froid l’envahir. C’était une situation sensible dont elle avait, en tant que chef du clan Ogg, une grande habitude. Ce type de commentaire en un moment pareil équivalait au glissement imperceptible de la neige le long de la plus haute branche d’un grand arbre au sommet d’une montagne en période de dégel. C’était l’amorce d’un processus qui, à coup sûr, se terminerait par une dizaine de villages engloutis. Des lignées entières de la famille Ogg ne s’adressaient plus la parole à cause d’un « merci bien » lancé au mauvais moment sur le ton qu’il ne fallait pas, et c’était encore plus grave dans le cas présent.
« Bon, fit-elle aussitôt, et si on… ?