— J’ai rien à expliquer, dit Mémé Ciredutemps.
— Mais on est en principe trois sorcières, fit Magrat. Si c’est bien ce qu’on est, ajouta-t-elle.
— Qu’est-ce que t’entends par là, je te prie ? » dit Mémé.
« Je te prie ? » songea Nounou. On avait terminé une phrase par « je te prie ? » C’est comme lorsqu’un mécontent frappe quelqu’un de son gant qu’il jette ensuite par terre. Il n’y a pas de retour en arrière possible quand on termine une phrase par « je te prie ? » Mais elle fit quand même un effort.
« Qu’est-ce que vous diriez d’un… ? »
Magrat se lança, animée du courage désespéré de ceux qui dansent à la lueur de leurs ponts en flammes.
« Ben, commença-t-elle, il me semble, à moi…
— Oui ? fit Mémé.
— Il me semble, à moi, essaya de nouveau Magrat, que la seule magie qu’on fait, c’est… ben… de la têtologie. Mais pas ce que d’autres appelleraient de la magie. On regarde les gens avec de gros yeux et on les mystifie. On profite de leur crédulité. C’était pas à ça que je m’attendais quand j’ai voulu devenir sorcière, moi…
— Et qui te dit, fit lentement, posément, Mémé Ciredutemps, que t’es maintenant une sorcière ?
— Ma parole, le vent se lève, on devrait peut-être… commença Nounou Ogg.
— Qu’est-ce que vous dites ? » fit Magrat.
Nounou Ogg se plaqua la main sur les yeux. Demander à quelqu’un de répéter une phrase que vous avez parfaitement entendue et qui vous met en outre dans tous vos états relève de l’alerte rouge dans le catalogue de la prise de bec.
« J’aurais cru m’être bien fait entendre, dit Mémé. Je suis très étonnée qu’on m’ait pas bien entendue. Moi, je me suis parfaitement entendue.
— Y a un peu de vent, j’ai l’impression. Et si on…
— Ben, moi je trouve que je peux me montrer assez m’as-tu-vu, désagréable et insensible pour faire une sorcière, répliqua Magrat. On a besoin de rien d’autre, pas vrai ?
— Insensible ? Moi ?
— Vous aimez les gens qu’ont besoin d’aide parce qu’ils sont faibles dans ces cas-là, et en les aidant vous vous sentez forte ! Quel mal ça ferait, un peu de magie ?
— Ça s’limite jamais à des petites doses, espèce d’idiote ! »
Magrat recula, la figure écarlate. Elle plongea la main dans son sac et en retira un volume mince qu’elle brandit comme une arme. « J’suis peut-être idiote, haleta-t-elle, mais au moins je fais l’effort de m’instruire ! Est-ce que vous savez à quoi peut servir la magie ? Pas seulement à faire des illusions ni à persécuter les autres ! Y a des gens dans ce livre qui… qui… qui marchent sur des charbons ardents, qui mettent les mains dans le feu sans se brûler !
— Des tours de pacotille ! fit Mémé.
— Non, c’est pour de vrai !
— Impossible. Personne peut faire ça !
— Ça prouve leur maîtrise ! La magie, ça se réduit pas forcément à connaître des bricoles et à manipuler les gens !
— Oh ? C’est faire des vœux aux étoiles et jeter de la poudre de fée, hein ? C’est rendre les gens plus heureux ?
— Y a sûrement un peu de ça ! Sinon, à quoi bon toutes ces histoires ? D’ailleurs… quand je suis arrivée dans la chaumière de Desiderata, vous cherchiez la baguette, non ?
— J’voulais pas qu’elle tombe entre de mauvaises mains, c’est tout !
— C’est-à-dire toutes les mains sauf les vôtres, j’imagine ! »
Elles se fusillèrent du regard.
« Y a donc aucune poésie en vous, alors ? fit Magrat d’un ton plaintif.
— Non, répondit Mémé. Y en a pas. Les étoiles se moquent des vœux, la magie arrange rien et on s’brûle quand on met les mains dans le feu. Si tu veux y arriver en tant que sorcière, Magrat Goussedail, t’as trois choses à apprendre. Ce qu’est réel, ce qui l’est pas, et la différence entre les deux…
— Et tu demandes toujours le nom et l’adresse du jeune homme, ajouta Nounou. Pour moi, ç’a marché à tous les coups. C’est pour blaguer », ajouta-t-elle alors que les deux autres lui jetaient un regard noir.
Le vent se levait à l’orée de la forêt où elles se trouvaient. Des brins d’herbe et des feuilles passaient en tourbillonnant.
« On va du bon côté, en tout cas, dit une Nounou désespérée en quête du moindre sujet susceptible de détourner la conversation. Regardez. Le panneau indique “Genua ”. »
C’était vrai. Il s’agissait d’un vieux panneau vermoulu en bordure de la forêt. On en avait taillé l’extrémité en forme de doigt tendu.
« Et la route est belle », marmonna encore Nounou. La dispute se tassait un peu, pour la simple raison que les deux parties ne se parlaient plus. Entendez par là qu’elles ne se bornaient pas à cesser toute communication vocale – ce qui n’est que mutisme. L’affaire allait au-delà, elle avait atteint le stade terrible, farouche, du « on ne se parle plus ».
« Des briques jaunes, reprit Nounou. Drôle d’idée de paver une route en briques jaunes, non ? »
Magrat et Mémé Ciredutemps regardaient obstinément dans des directions opposées, les bras croisés.
« Ça met un peu de gaieté, j’imagine », fit Nounou. À l’horizon, Genua scintillait au milieu d’un autre paysage de verdure. La route qui y menait plongeait dans une large vallée parsemée de petits villages. Un fleuve serpentait entre eux avant d’arriver à la cité.
Le vent faisait claquer leurs jupes.
« On volera jamais par un temps pareil, dit Nounou qui s’efforçait vaillamment de faire la conversation pour trois.
» Alors on va marcher, hein ? » reprit-elle. Puis elle ajouta, parce qu’il reste toujours une étincelle de malveillance même dans une âme innocente comme celle de Nounou Ogg : « Et si on chantait, qu’est-ce vous en dites ?
— C’est pas à moi de juger de ce que les autres décident de faire, j’en suis sûre, répondit Mémé. Ça me concerne pas. J’imagine que certaines personnes avec des baguettes et de grandes idées doivent avoir leur mot à dire là-dessus.
— Huh ! » fit Magrat.
Elles s’élancèrent sur la route de briques jaunes vers la ville au loin, à la queue leu leu, Nounou Ogg au milieu, tel un Etat tampon ambulant.
« Ce qu’il faut à certaines, dit Magrat à personne de précis, c’est un peu plus de cœur.
— Ce qu’il faut à certaines, dit Mémé Ciredutemps au ciel orageux, c’est un peu plus de cervelle. »
Elle cramponna alors son chapeau pour empêcher le vent de l’emporter.
Ce qu’il me faut, à moi, songea Nounou Ogg avec ardeur, c’est un coup à boire.
Trois minutes plus tard, une ferme lui tomba sur le crâne.
À ce moment-là, les sorcières marchaient espacées. Mémé Ciredutemps arpentait la route en tête, Magrat boudait derrière et Nounou se trouvait au milieu.
Comme elle le déclara plus tard, elle aurait compris si encore elle avait chanté. Toujours est-il qu’en l’espace d’une seconde une petite sorcière rondouillarde avait cédé la place aux restes branlants d’une ferme en bois.
Mémé Ciredutemps se retourna pour se retrouver devant une porte d’entrée sans peinture qui s’écroulait. Magrat faillit percuter une porte de derrière du même bois grisâtre, délavé.
Il n’y avait d’autre bruit que le craquement des poutres qui se tassaient.
« Gytha ? fit Mémé.
— Nounou ? » fit Magrat.
Toutes deux ouvrirent leur porte.
C’était une maison de conception rudimentaire, pourvue de deux pièces au rez-de-chaussée séparées par un couloir reliant la façade à l’arrière. Au milieu du couloir, entourée de lattes de plancher en miettes et mangées aux termites, sous son chapeau pointu enfoncé jusqu’au menton, se trouvait Nounou Ogg. Aucune trace de Gredin.