Même Nounou n’arrivait pas à imaginer ce qu’on voudrait y boire, ni ce qu’on ferait après.
« Ma parole. C’est encore plus sophistiqué que le vieux Cornet Ouistelet, murmura-t-elle d’un air réfléchi.
— Ç’avait l’air de les troubler un peu, les nains, fit Magrat.
— À mon avis, y a de quoi. C’est pas tous les jours qu’on se sent poussé à s’en venir déchausser une brave sorcière. Un autre conte se balade dans le coin, on dirait. Je crois, conclut Mémé Ciredutemps, qu’il faut aller leur causer, à ces nains. »
Elle sortit à grands pas dans le couloir et ouvrit la porte.
« Oui ? » demanda-t-elle.
À sa vue, les nains reculèrent. Suivirent maints chuchotements, coups de coudes et commentaires marmonnés : « Non, toi », « C’est moi qu’ai demandé la dernière fois »… Enfin, un nain fut poussé en avant. C’était peut-être le même que précédemment. Difficile à dire, avec les nains.
« Euh… fit-il. Euh… Bottines ?
— Pour quoi faire ? » répliqua Mémé.
Le nain se gratta la tête. « J’en sais fichtre rien, répondit-il. D’ailleurs, on se le demandait nous-mêmes, tout à l’heure. On s’en revenait après notre relève à la mine y a une demi-heure, on a vu la ferme atterrir sur… sur la sorcière, et… ben…
— Vous avez su tout d’un coup qu’il fallait accourir lui rafler ses chaussures ? » fit Mémé.
La figure du nain se fendit d’un sourire de soulagement.
« C’est ça ! dit-il. Et chanter la chanson Ding-dong. Seulement, elle devait être écrasée. Sans vouloir vous offenser, ajouta-t-il aussitôt.
— C’est le renfort en osier, expliqua une voix derrière Mémé. Un atout en nore. »
Mémé fixa un moment le nain puis sourit.
« Je crois que vous devriez entrer, les gars, dit-elle. J’ai quelques questions à vous poser. »
Les nains avaient l’air de beaucoup hésiter.
« Hum, fit le délégué.
— On a la trouille d’entrer dans une maison pleine de sorcières, hein ? » dit Mémé Ciredutemps.
Le délégué fit oui de la tête puis rougit. Magrat et Nounou Ogg échangèrent un regard dans le dos de Mémé. Quelque chose avait manifestement mal tourné quelque part. Dans les montagnes, les nains n’avaient sûrement pas peur des sorcières.
On avait même du mal à les empêcher de creuser dans les planchers des maisons.
« Ça fait un bail que vous êtes descendus des montagnes, j’imagine, reprit Mémé.
— Une veine de charbon très prometteuse dans le pays, marmonna le délégué en tripotant son chapeau.
— J’parie que vous avez pas mangé de pain de nain depuis un moment, alors. »
Les yeux du délégué s’embuèrent.
« Cuit au four à partir du meilleur grès moulu à la meule, comme celui sur lequel maman sautait à pieds joints », poursuivit Mémé.
Une espèce de soupir collectif monta du groupe de nains.
« On en trouve pas par ici, dit le délégué, le nez baissé. C’est l’eau, sans doute. Il tombe en morceaux au bout de quelques années.
— Ils mettent de la farine dedans, fit avec aigreur un collègue derrière lui.
— Pire que ça, le boulanger de Genua ajoute des fruits secs, renchérit un autre.
— Bon, ben, fit Mémé en se frottant les mains, je vais peut-être pouvoir vous aider. J’ai peut-être du pain de nain en trop.
— Nan. Pas du vrai pain de nain, dit le délégué d’un air morose. Le vrai pain de nain, faut le plonger dans une rivière, le faire sécher, s’asseoir dessus, le laisser reposer, le regarder tous les jours et le ranger. Aucune chance d’en trouver par ici.
— C’est peut-être votre jour de chance, justement.
— À vrai dire, fit Nounou Ogg, je crois que le chat a un peu pissé dessus. »
Le délégué leva des yeux rayonnants.
« Bon sang de merde ! »
Chers Jason et les autres,
Quel voyage, il nous arrivent des tas de choses, des loups qui parlent et des princesses endormies dans des châteaux, j’aurai une ou deux histoires à raconter à mon retour, cent fautes. Et qu’on me parle plus de fermes, ce qui méfait penser, envoie donc s’il te plaît quelqu’un voire monsieur Vernissage à Tranche lui transmettre les complimants de madame Ogg pour ses bons chapeaux, il pourra dire maintenant « approuvé par Nounou Ogg », ils arrêtent net n’importe quelle exploitation agricole, et tu sais, quand on écrit aux gens pour les félissiter de leurs produits, des fois ils en donnent gratisse, alors tu t’occupes de ça, j’y gagnerai peut-être un nouveau chapeau.
Lilith sortit de sa salle des miroirs. De vagues images d’elle-même flottèrent dans son sillage avant de s’estomper.
Une ferme qui tombe sur des sorcières devrait les écraser. Lilith le savait. Les écraser complètement ; on ne devrait plus voir que les chaussures dépasser.
Parfois elle se désespérait. Les gens avaient l’air incapables de jouer correctement leurs rôles.
Elle se demanda s’il existait le contraire d’une marraine fée. La plupart des choses avaient leur contraire, après tout. Auquel cas, ce ne serait pas une mauvaise marraine fée, laquelle n’est qu’une bonne marraine fée vue sous un autre angle.
Le contraire serait une vraie teigne pour les contes ; autant dire, songea Lilith, la créature la plus malfaisante du monde.
Enfin, ici à Genua, se réalisait un conte que personne ne pouvait arrêter. Il était bien parti, celui-là. Quiconque voudrait l’arrêter serait absorbé, participerait à l’intrigue. Elle n’avait pas besoin d’intervenir. Le conte s’en chargerait pour elle. Et elle avait le réconfort de savoir qu’elle ne pouvait pas perdre. Après tout, elle était du côté des bons.
Elle longea tranquillement les remparts et descendit l’escalier menant à sa chambre où attendaient les deux Sœurs. Elles pouvaient rester assises des heures durant sans cligner des yeux. Le grand-duc refusait même de rester en leur compagnie.
Elles tournèrent la tête à son entrée.
Elle ne leur avait jamais donné de voix. Ce n’était pas nécessaire. Il leur suffisait d’être belles et de comprendre ce qu’on leur ordonnait.
« Maintenant il faut aller à la maison, fit-elle. Et c’est très important. Écoutez-moi. Des gens vont venir voir Illon demain. Vous devez les laisser faire, vous avez compris ? »
Elles observaient ses lèvres. Elles observaient tout ce qui bougeait.
« Nous allons en avoir besoin pour le conte. Pour son bon déroulement, il faut qu’elles essayent de l’arrêter. Et après… peut-être que je vous donnerai une voix. Ça vous plairait, non ? »
Elles se regardèrent l’une l’autre, puis Lilith. Puis la cage dans l’angle de la chambre.
Lilith eut un sourire, plongea la main dans la cage et en sortit deux souris blanches.
« La jeune sorcière devrait vous plaire, dit-elle. Je vais voir ce que je peux en faire. Maintenant… ouvrez la bouche… »
Les balais filaient dans le ciel de l’après-midi. Pour une fois, les sorcières ne se chamaillaient pas.
Les nains leur avaient rappelé le pays. N’importe qui aurait eu chaud au cœur en les voyant fixer, immobiles, le pain de nain, le dévorer des yeux, la meilleure façon de manger du pain de nain. Ce qui les avait poussés à chercher des bottines couleur de rubis s’effaçait devant son pouvoir de séduction terre à terre. Comme disait Mémé, on pouvait toujours courir avant de trouver plus réel que du pain de nain.
Puis elle était partie seule discuter avec le chef des nains.