Выбрать главу

Elle n’avait pas voulu répéter aux autres ce qu’il lui avait dit et elles ne se sentaient pas le courage de le lui demander. Pour l’heure elle volait à quelque distance devant.

De temps en temps elle marmonnait des mots comme « marraines fées ! » ou « s’entraîner ! »

Mais même Magrat, qui n’avait pas beaucoup de pratique, sentait à présent Genua comme un baromètre sent la pression atmosphérique. À Genua les contes prenaient vie. À Genua quelqu’un s’arrangeait pour que les rêves se réalisent.

Vous vous rappelez certains de vos rêves ?

Genua se blottissait dans le delta de l’Old Woman, source de sa richesse. Et Genua était riche. Genua avait autrefois régenté l’embouchure du fleuve et taxé son trafic d’une manière qu’on ne pouvait qualifier de piraterie puisque qu’on devait la mesure à la municipalité. Son économie avait donc légitimement prospéré. Quant aux marais et lacs du delta, ils fournissaient les ingrédients rampants, nageants et volants d’une cuisine dont la renommée aurait fait le tour du monde si, comme on l’a déjà mentionné, les voyages avaient été monnaie courante.

Genua était riche, indolente, rien ne la menaçait, et elle avait jadis longuement pratiqué une de ces politiques particulières qui fleurissent naturellement dans certaines cités. Par exemple, elle avait un jour trouvé les moyens de se doter de la succursale la plus importante de la Guilde des Assassins en dehors d’Ankh-Morpork, et ses membres avaient tant de commandes qu’ils mettaient parfois des mois à les satisfaire[18].

Mais les assassins étaient partis des années plus tôt. Certaines pratiques dégoûtent même les chacals.

La ville avait de quoi stupéfier. De loin, elle ressemblait à un cristal blanc tourmenté émergeant au milieu des taches vertes et brunes du marais.

De plus près, elle se divisait d’abord en un anneau extérieur de bâtiments plus petits, puis en un second de grosses maisons blanches impressionnantes au centre duquel se dressait enfin un palais. Un château élancé, magnifique, garni de nombreuses tourelles, comme un jouet ou une espèce d’extravagance pâtissière. Chacune des tours délicates avait l’air conçue pour garder une princesse captive.

Magrat frissonna. Mais elle songea à la baguette. Une marraine fée avait des responsabilités.

« Ça me rappelle une autre histoire d’Aliss la Noire, lança Mémé Ciredutemps. Je m’souviens quand elle a enfermé cette fille aux longues nattes dans une tour exactement pareille. Raiplique, un nom comme ça.

— Mais elle en est sortie, dit Magrat.

— Oui, ça fait pas de mal de se dénouer les cheveux, commenta Nounou.

— Huh. Encore un mythe rural », dit Mémé.

Elles s’approchèrent des murs de la cité. « Y a des gardes à la porte. On passe par-dessus ? »

Mémé étudia la plus haute tour, les yeux plissés. « Non, répondit-elle. On atterrit et on entre à pied. On va pas inquiéter les gens.

— Y a un joli coin de verdure bien plat derrière ces arbres, là-bas », dit Magrat.

Mémé marcha d’un côté puis de l’autre à titre d’essai. Ses souliers couinèrent et glougloutèrent, manifestement gorgés d’eau.

« Ecoutez, je me suis excusée, dit Magrat. Ç’avait l’air tellement plat.

— L’eau, c’est souvent comme ça, fit Nounou qui essorait sa robe, assise sur une souche.

— Mais vous non plus, vous avez pas vu que c’était de l’eau, rétorqua Magrat. Ç’a l’air tellement… herbeux, quoi, avec toutes ces plantes et ces machins qui flottent à la surface.

— Moi, j’ai l’impression que la terre et l’eau dans le coin arrivent pas à décider qui est quoi », dit Nounou. Elle fit des yeux le tour du paysage miasmatique.

Des arbres se dressaient dans le marais. Ils avaient une allure biscornue, étrangère, et donnaient l’impression de pourrir à mesure qu’ils poussaient. Là où elle apparaissait, l’eau était d’un noir d’encre. De temps en temps des bulles venaient éructer en surface tels des fantômes de haricots le jour du bain. Et quelque part plus loin s’écoulait le fleuve, mais pouvait-on en être sûr dans ce pays d’eau grasse et de terrain qui tremblotait sous les pieds ?

Elle battit des paupières.

« C’est bizarre, dit-elle.

— Quoi ? fit Mémé.

— J’ai cru voir… quelque chose courir… marmonna Nounou. Là-bas. Entre les arbres.

— Ça doit être un canard alors, dans un coin pareil.

— Plus gros qu’un canard. C’est drôle, ça ressemblait un peu à une petite maison.

— Ben tiens, qui courait avec de la fumée sortant de la cheminée, j’imagine », fit Mémé avec mépris.

La figure de Nounou s’éclaira.

« Tu l’as vue toi aussi ? »

Mémé roula des yeux.

« Allez, dit-elle, on va rejoindre la route.

— Euh, fit Magrat, comment ? »

Elles examinèrent le terrain qui n’avait rien de ferme entre leur refuge à peu près au sec et la route. Il présentait un aspect jaunâtre. Des branches et des touffes d’herbe d’un vert suspect flottaient ici et là. Nounou arracha un rameau à l’arbre abattu sur lequel elle se tenait assise et le lança à quelques pas. Il heurta mollement la surface et sombra avec le bruit de qui s’efforce d’aspirer la dernière goutte de son milk-shake.

« Par la voie des airs, évidemment, répondit Nounou.

— Vous deux, d’accord, répliqua Mémé. Mais moi, j’ai nulle part où courir pour faire démarrer mon balai. »

En fin de compte, Magrat la transporta sur le sien tandis que Nounou fermait la marche, l’engin capricieux de Mémé en remorque.

« J’espère que personne nous a vues, c’est tout », dit Mémé une fois qu’elles eurent gagné la sécurité relative de la route.

D’autres routes rejoignirent la chaussée du marais à mesure qu’elles approchaient de la ville. Beaucoup de monde les empruntait, et une longue file d’attente s’étirait devant la porte.

La cité était encore plus impressionnante vue d’en bas. Sur le fond de vapeur du marais, elle brillait comme une pierre polie. Des bannières colorées flottaient au-dessus des murs.

« Ç’a l’air drôlement gai, dit Nounou.

— Très propre, ajouta Magrat.

— C’est l’impression que ça fait du dehors, dit Mémé qui avait déjà vu une ville. À l’intérieur, c’est que mendiants, boucan et caniveaux pleins de j’sais pas quoi, moi je vous l’dis.

— Ils renvoient un bon paquet de gens, fit observer Nounou.

— Ils disaient sur le bateau qu’y a beaucoup de monde à venir pour midi gras, expliqua Mémé. Y en a sans doute pas mal qui sont pas comme il faut. »

Une demi-douzaine de gardes les regardèrent approcher.

« Sont très élégants, dit Mémé. J’aime bien ça. Pas comme chez nous. »

Il n’existait que six cottes de mailles complètes dans tout Lancre, conçues sur le principe de la taille-unique-qui-va-mal-à-tout-le-monde. Il fallait recourir à des bouts de ficelle et de fil de fer pour les ajuster aux mesures de chacun, vu qu’à Lancre le rôle de garde du palais revenait à tout citoyen disposant d’un petit moment de libre.

Ces gardes-ci mesuraient tous leur mètre quatre-vingts et, même Mémé devait le reconnaître, faisaient belle impression dans leurs joyeux uniformes rouge et bleu. Les seuls autres vrais gardes qu’elle avait jamais connus étaient ceux d’Ankh-Morpork. À la vue du Guet municipal d’Ankh-Morpork, toute personne raisonnable se demandait quels agresseurs pouvaient être pires qu’eux. Ils ne payaient vraiment pas de mine.

вернуться

18

Alors qu’à Ankh-Morpork les affaires marchaient souvent si mollement que certains membres parmi les plus entreprenants de la Guilde placardaient dans les vitrines des boutiques des annonces du genre: Pour deux poignards, un poison gratuit.