À sa grande surprise, deux piques lui barrèrent le chemin alors qu’elle franchissait la porte voûtée.
« On vous attaque pas, vous savez », dit-elle.
Un caporal la salua.
« Non, m’dame, fit-il. Mais nous autres, on a des ordres pour empêcher d’entrer les cas limite.
— Limite ? s’étonna Nounou. Qu’est-ce qu’on a de limite ? »
Le caporal déglutit. Difficile de soutenir le regard de Mémé.
« Ben, fit-il, vous êtes un brin… sales. »
Un silence retentissant s’ensuivit. Mémé prit une inspiration profonde.
« On a eu un petit accident dans le marais, expliqua aussitôt Magrat.
— J’gage que ça va s’arranger, dit le caporal d’un ton pitoyable. L’capitaine va pas tarder à s’en venir. Seulement, ça fait des masses de tracas si on laisse entrer les genses de la mauvaise espèce. C’est pas croyable les genses qu’on voit arriver icitte.
— Faut pas s’amuser à laisser entrer la mauvaise espèce, dit Nounou Ogg. On veut pas vous voir laisser entrer la mauvaise espèce. J’dirais même qu’on voudrait pas entrer dans une ville qui accepterait la mauvaise espèce, pas vrai, Esmé ? »
Magrat lui décocha un coup de pied dans la cheville.
« Heureusement qu’on est d’la bonne espèce, ajouta Nounou.
— Qu’est-ce qui s’brasse, caporal ? »
Le capitaine de la garde sortit d’un pas énergique par une porte sous la voûte et se dirigea vers les sorcières.
« Ces… dames, elles veulent entrer, mon capitaine, dit le caporal.
— Et alors ?
— Sont un brin… voyez, pas propres à cent pour cent, répondit le caporal qui se décomposait sous le regard de Mémé. Et y en a une qu’a les cheveux ébouriffés…
— Dites donc ! cracha Magrat.
— … et une autre qui dit des grossièretés, j’ai idée.
— Quoi ? fit Nounou dont le sourire s’évanouit. J’vais te botter l’cul, moi, sale petit con !
— Mais, caporal, elles ont des balais, fit observer le capitaine. C’est très dur pour le personnel de nettoyage d’rester tout l’temps présentable.
— Personnel de nettoyage ? lança Mémé.
— J’suis sûr qu’elles ont autant envie que vous de s’pimper, dit le capitaine.
— Excusez-moi, dit Mémé dans la bouche de qui la formule de politesse sonnait comme “Chargez !” et “Tuez-les tous !”, excusez-moi, mais est-ce que ce chapeau pointu, là, sur ma tête, ça vous dit quelque chose ? »
Les soldats l’étudièrent poliment.
« J’ai droit à un indice ? finit par demander le capitaine.
— Ça veut dire…
— On va se dépêcher d’y aller, si ça vous fait rien, trancha Nounou Ogg. Beaucoup de nettoyage à faire. » Elle brandit son balai. « Venez, mesdames. »
Magrat et elle empoignèrent Mémé par les coudes et la propulsèrent sous la voûte d’entrée avant que ne sautent ses plombs. Mémé Ciredutemps répétait toujours qu’il fallait compter jusqu’à dix avant de se mettre en colère. Nul ne savait pourquoi, puisque ça n’avait d’autre effet qu’augmenter la pression et aggraver considérablement l’explosion finale.
Les sorcières ne s’arrêtèrent qu’une fois hors de vue de la porte.
« Écoute, Esmé, fit Nounou d’un ton apaisant, tu devrais pas prendre ça trop à cœur. Et on est un peu crottées, faut admettre. Ils faisaient que leur boulot, d’accord ? Qu’est-ce que t’en dis ?
— Ils nous ont traitées comme si on était des gens ordinaires, répliqua Mémé d’un ton scandalisé.
— On est à l’étranger, Mémé, fit Magrat. Et puis, les hommes sur le bateau, ils ont pas remarqué le chapeau non plus, vous avez dit.
— C’est vrai, mais j’voulais pas qu’ils le remarquent. C’est pas pareil.
— C’est… c’est qu’un incident, Mémé. Des soldats bornés. Ils reconnaissent même pas une belle coiffure “flou artistique” quand ils tombent dessus. »
Nounou regarda autour d’elles. Une foule grouillante les croisait, presque en silence.
« Et faut admettre que c’est une ville rudement propre », dit-elle.
Elles passèrent les environs en revue.
C’était assurément la ville la plus propre qu’elles avaient jamais vue. Même les pavés avaient l’air astiqués.
« On pourrait manger son goûter à même la rue, dit Nounou alors qu’elles déambulaient.
— Oui, mais tu le mangerais à même la rue de toute façon, fit Mémé.
— Je mangerais pas tout. Même les caniveaux sont nettoyés. On voit pas un ronald[19], regardez.
— Gytha !
— Ben, c’est toi qu’as dit qu’à Ankh-Morpork…
— On est pas à Ankh-Morpork !
— C’est tellement impeccable, dit Magrat. On en regretterait de pas avoir nettoyé ses semelles.
— Ouais. » Nounou Ogg, les yeux plissés, regarda plus loin dans la rue. « On en regretterait de pas être une meilleure personne, c’est sûr.
— Pourquoi vous chuchotez, toutes les deux ? » demanda Mémé.
Elle suivit leur regard. Un garde se tenait posté au coin de la rue. Lorsqu’il s’aperçut qu’elles le regardaient, il se toucha le casque et leur adressa un bref sourire.
« Même les gardes sont polis, dit Magrat.
— Et puis y en a beaucoup, fit Mémé.
— C’est étonnant, je trouve, qu’on ait besoin de tous ces gardes dans une ville où les gens sont si propres et si calmes, dit Magrat.
— Peut-être qu’il y a tellement de gentillesse à distribuer qu’on a besoin de beaucoup de monde pour ça », suggéra Nounou Ogg.
Les sorcières errèrent au hasard dans les rues bondées.
« Belles maisons, en tout cas, dit Magrat. Très décoratives, très anciennes et pittoresques. »
Mémé Ciredutemps, qui vivait dans une chaumière aussi ancienne et pittoresque qu’il est possible sans s’identifier à un magma de roche métamorphique, s’abstint de tout commentaire.
Les pieds de Nounou Ogg commencèrent à protester.
« Faut s’trouver un endroit pour la nuit, dit-elle. On cherchera la fille demain matin. Ça nous fera pas de mal, une bonne nuit de sommeil.
— Et un bain, ajouta Magrat. Avec des herbes calmantes.
— Bonne idée. J’prendrais bien un bain aussi, dit Nounou.
— Ma parole, l’automne est passé drôlement vite, lança Mémé avec aigreur.
— Ah ouais ? Et toi, c’était quand la dernière fois que t’as pris un bain, Esmé ?
— Comment ça, la dernière fois ?
— Tu vois ? C’est pas la peine de faire des commentaires sur mes ablutions.
— Le bain, c’est pas hygiénique, déclara Mémé. Tu sais bien que j’suis contre. Rester tremper comme ça dans sa propre crasse.
— Vous faites comment, alors ? demanda Magrat.
— J’fais la toilette, répondit Mémé. Partout. Tu vois bien, quoi. Un bout par-ci, un bout par-là, comme ça s’présente. »
Que ça se présente souvent ou non, et Mémé ne jugea pas utile d’entrer dans les détails, c’était certainement moins rare qu’un logement à Genua en plein midi gras.
Toutes les tavernes et auberges étaient plus que bondées. Peu à peu, sous la poussée de la foule, les trois sorcières s’écartèrent des rues principales pour se retrouver dans les quartiers moins en vogue de la cité, mais il n’y avait toujours pas de place pour elles.
Mémé Ciredutemps en eut assez.
« La prochaine auberge qu’on voit, on entre, dit-elle, la mâchoire volontaire. C’est quoi celle-là, là-bas ? »
Nounou Ogg scruta l’enseigne.
« Hôtel… Com… plet », marmonna-t-elle. Puis sa figure s’éclaira. « Hôtel Com-plet, répéta-t-elle. Ça veut dire “avec… euh… plaisir” en étranger, ajouta-t-elle obligeamment.
19
Ronald III de Lancre, dit «l’Étron du trône», tenu pour un monarque extrêmement puant, passa à la postérité sous ce sobriquet peu reluisant.