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— Ça ira », fit Mémé.

Elle poussa la porte. Un rondouillard à la face rougeaude leva les yeux de la réception. Il était nouveau dans le métier et très nerveux ; le dernier titulaire avait disparu parce qu’il n’était pas assez rondouillard et rougeaud.

Mémé ne perdit pas de temps.

« Vous voyez ce chapeau ? demanda-t-elle. Vous voyez ce balai ? »

Les yeux de l’homme passèrent de la sorcière au balai puis revinrent à la sorcière. « Oui ? fit-il. Qu’esse ça veut dire ?

— Ça veut dire qu’on veut trois chambres pour la nuit, répondit Mémé en se tournant vers ses deux collègues d’un air avantageux.

— Avec du saucisson, dit Nounou.

— Et un repas végétarien », ajouta Magrat.

L’homme regarda les trois femmes. Puis il se rendit à la porte.

« Voyez c’te porte ? Voyez cette enseigne ? dit-il.

— On se fiche des enseignes, fit Mémé.

— Bon, alors, dit l’homme, j’laisse tomber. Qu’esse ça veut dire un chapeau pointu et un balai ?

— Ça veut dire que j’suis une sorcière. »

L’homme pencha la tête de côté.

« Ouais ? fit-il. C’est un autre mot pour vieille timbrée ? »

Cher Jason et tout le monde, écrivit Nounou Ogg, vous savez, ils conaissent pas les sorcières par ici, pour te dire comme ils sont arriérés dans les pays étrangers. Un homme a mis Esmé en boîte et elle allait piquer une colaire, alors Magrat et moi on l’a saisie et on l’a poussée dehore parce que si on fait croire aux gens qu’ils ont été changés en quelque chose ça fait toujours des histoires, tu te rapelles la dernière foie quand tu as dû creuser une mare pour que monsieur Villequin vive dedans…

Elles avaient réussi à se trouver une table pour elles seules dans une taverne. Elle était pleine de gens de toutes sortes. Le vacarme obligeait à crier pour se faire entendre et l’atmosphère était chargée de fumée.

« Arrête donc ton gribouillage, Gytha Ogg. Ça me porte sur le système, fit sèchement Mémé.

— Ils ont forcément des sorcières ici, dit Magrat. Y en a partout ailleurs. Doit y en avoir dans les pays étrangers. On en trouve partout, des sorcières.

— Comme les cafards, fit joyeusement Nounou Ogg.

— Vous auriez dû m’laisser lui faire croire qu’il était une grenouille, marmonna Mémé.

— Tu peux pas faire ça, Esmé. Tu peux pas t’amuser à faire croire aux gens qu’ils sont des machins uniquement parce qu’ils sont malpolis et qu’ils savent pas qui tu es, dit Gytha. Sinon, des gens qui sautent dans tous les coins, on en aurait jusque-là. »

Malgré de nombreuses menaces, Mémé Ciredutemps n’avait jamais changé personne en grenouille. De son point de vue, il y avait une solution techniquement moins cruelle mais meilleur marché et beaucoup plus satisfaisante. On pouvait les laisser sous forme humaine et leur faire croire qu’ils étaient une grenouille, ce qui offrait en outre aux passants maintes occasions de spectacles innocents.

« J’ai toujours regretté pour monsieur Villequin, dit Magrat en fixant d’un œil morose le dessus de la table. C’était triste de le voir essayer d’attraper des mouches avec la langue.

— Il aurait pas dû dire ce qu’il a dit, rétorqua Mémé.

— Quoi, que t’es une pinailleuse autoritaire ? fit Nounou d’un air innocent.

— La critique me gêne pas. Tu me connais. Je m’vexe jamais pour une critique. Personne peut dire que c’est mon genre, de m’vexer pour une critique…

— On te l’dit pas deux fois, en tout cas. Pas sans faire des bulles.

— Je supporte pas l’injustice, c’est tout. Et t’arrêtes de sourire ! D’ailleurs, j’vois pas pourquoi t’en fais tout un plat. Ç’a duré que deux jours.

— D’après madame Villequin, il va encore très souvent nager. Il s’est découvert une nouvelle passion, qu’elle a dit.

— Ils ont peut-être une autre sorte de sorcières en ville, dit Magrat en désespoir de cause. Elles portent peut-être une autre tenue.

— Y a qu’une sorte de sorcières, affirma Mémé. La nôtre. »

Elle fit du regard le tour de la salle. Evidemment, songea-t-elle, si quelqu’un interdit l’accès aux sorcières, on ne peut pas savoir qu’elles existent. Quelqu’un qui ne veut pas voir des curieuses mettre le nez dans ses affaires. Mais elle nous a laissées entrer…

« Bah, au moins on est au sec », dit Nounou. Un consommateur debout dans un groupe voisin rejeta la tête en arrière pour éclater de rire et lui renversa de la bière dans le dos.

Elle marmonna quelque chose tout bas.

Magrat vit l’homme baisser à nouveau la tête pour boire une autre gorgée et fixer, les yeux écarquillés, le contenu de sa chope. Puis il la lâcha et se fraya un chemin jusqu’à la sortie en s’étreignant la gorge.

« Qu’est-ce que vous avez fait à sa bière ? demanda-t-elle.

— T’es trop jeune pour le savoir », répondit Nounou.

Au royaume de Lancre, quand une sorcière voulait une table pour elle toute seule, elle la trouvait… comme ça, sans rien faire. La vue d’un chapeau pointu suffisait. Les gens gardaient une distance polie, de temps en temps ils lui faisaient parvenir des boissons gratuites. Même Magrat avait droit au respect, non pas qu’on la craignît, mais parce qu’offenser une sorcière c’était les offenser toutes, et personne ne tenait à voir Mémé Ciredutemps débarquer pour mettre les points sur les i. Ici, on les bousculait comme les premières venues. Seule la main avisée de Nounou Ogg sur le bras de Mémé protégeait une douzaine de consommateurs joyeux d’une amphibianité contre nature, et même le caractère d’habitude très élastique de Nounou approchait du point de rupture. Elle se flattait toujours d’être aussi ordinaire que de la crotte de bique, mais il y avait ordinaire et ordinaire. C’était comme ce prince Machinchose du conte pour enfants qui aimait se promener dans son royaume déguisé en homme du peuple ; elle avait toujours fortement soupçonné le petit pervers de s’arranger pour que ses sujets sachent à l’avance qui il était, juste au cas où certains voudraient se montrer trop familiers. C’était comme se salir. Se salir avec la perspective d’un bon bain chaud qui attend, c’est amusant ; se salir avec la perspective d’encore plus de saleté qui attend, ça n’a rien de drôle.

Elle en tira une conclusion.

« Hé, pourquoi on boirait pas un coup ? lança-t-elle gaiement. Ça nous ferait du bien.

— Oh, non, dit Mémé. Tu m’as bien eue la dernière fois avec ta boisson aux herbes. J’suis sûre qu’y avait de l’alcool dedans. Je m’suis sentie un peu éméchée après le sixième verre. J’refuse de boire d’autres saloperies étrangères.

— Faut boire quelque chose, intervint Magrat d’un ton apaisant. J’ai soif, de toute façon. » Elle regarda distraitement vers le comptoir noir de monde. « Ils font peut-être des boissons aux fruits, quelque chose comme ça.

— Sûrement », fit Nounou Ogg. Elle se leva, jeta un coup d’œil vers le comptoir et retira discrètement une aiguille de son chapeau. « Je serai pas longue. »

Elle laissa ses deux collègues à leur mélancolie. Mémé, immobile, regardait fixement droit devant elle.

« Faut pas le prendre mal si les gens vous montrent pas de respect, dit Magrat qui, ce faisant, versait de l’huile pour calmer les feux intérieurs de son aînée. Moi, on m’en montre quasiment jamais. C’est pas un problème.