— Quand on a pas le respect, on a rien, dit Mémé avec hauteur.
— Oh, j’sais pas. J’ai toujours réussi à m’en passer.
— C’est parce que t’es un bonnet d’nuit sans coiffe, Magrat Goussedail. »
Il y eut un bref silence étouffant, retentissant des paroles qui n’auraient jamais dû être prononcées, suivi de quelques grognements de surprise douloureuse en provenance du comptoir.
Je sais qu’elle l’a toujours pensé, se dit Magrat dans la prison embrasée de sa confusion. Mais je n’aurais jamais cru qu’elle le dirait. Et elle ne s’excusera jamais parce que ce n’est pas son genre. Elle préfère attendre qu’on oublie ces choses-là. Je voulais seulement qu’on redevienne amies. Si tant est qu’elle ait jamais eu d’amies.
« Et voilà, fit Nounou Ogg en émergeant de la cohue avec un plateau. Des boissons aux fruits. »
Elle s’assit et regarda tour à tour ses deux collègues.
« Faites avec des bananes, dit-elle dans l’espoir d’allumer une lueur d’intérêt chez l’une ou l’autre. Je m’souviens que mon Shane nous a une fois ramené une banane à la maison. Bon sang, ça nous a bien fait rire. J’ai demandé au serveur : “Qu’est-ce que vous buvez avec des fruits dans le coin ?” et il m’a donné ça. Fait avec des bananes. Une boisson à la banane. Vous allez aimer. C’est ce que tout le monde boit par ici. Y a de la banane dedans.
— Ç’a un goût très… prononcé, c’est sûr, fit Magrat en sirotant prudemment la sienne. Est-ce qu’il y a aussi du sucre dedans ?
— Y a des chances », répondit Nounou.
Elle regarda un moment le front plissé de Mémé puis saisit son crayon, et en humecta l’extrémité d’une bouche professionnelle.
En toucas, ce qu’il y a de bien ici c’est les boissons pas chaires du tout et j’en ai une là qui s’apelle un décris bana-nane et c’est surtout du rhume avec de la banananane[20] dedans. Je sens que ça me fait du bien. Le pays est très humide. J’espère qu’on va trouver un endroit où dormire ce soire, j’y compte bien par se que Mémé s’écroule toujours debout sur ses pieds ou du moins sur les pieds de quelqu’un. J’ai deçiné mon décris bananananane, comme tu vois j’ai tout bu jusqu’au fond. Grosses bises. MAMAN.
En définitive, elles trouvèrent une écurie. C’était, commenta joyeusement Nounou Ogg, sûrement plus chaud et plus hygiénique que n’importe quelle auberge, et des millions d’étrangers donneraient leur bras droit pour dormir dans un coin confortable et au sec comme ça.
Sa remarque entama autant de glace qu’une scie en savon.
Les sorcières se brouillent d’un rien.
Magrat, allongée, ne dormait pas, son balluchon de vêtements en guise d’oreiller ; elle écoutait la petite pluie tiède sur le toit.
Ça tourne mal avant même qu’on ait commencé, songeait-elle. Je ne sais pas pourquoi je les ai laissées m’accompagner. Je suis parfaitement capable de faire quelque chose toute seule pour une fois, mais elles me traitent sans arrêt comme si j’étais… un bonnet de nuit sans coiffe. Je ne vois pas pourquoi je devrais supporter qu’elle me fasse la tête et m’envoie paître à tout bout de champ. Qu’est-ce qu’elle a de plus que les autres, d’ailleurs ? Elle ne fait presque jamais rien de magique, quoi qu’en dise Nounou. Tout ce qu’elle fait, c’est crier beaucoup et tyranniser les gens. Quant à Nounou, elle est pleine de bonnes intentions mais n’a aucun sens des responsabilités ; j’ai cru mourir quand elle s’est mise à chanter la Chanson du hérisson à l’auberge, j’espère de tout cœur que les gens ne savaient pas ce que ça voulait dire.
C’est moi la marraine fée ici. On n’est plus chez nous maintenant. On fait forcément les choses différemment dans les pays étrangers.
Elle se leva au point du jour. Les deux autres dormaient, quoique le verbe dormir soit trop faible au niveau sonore où se tenait Mémé Ciredutemps.
Magrat revêtit sa plus belle robe, celle en soie verte qui, malheureusement, n’était désormais qu’une masse de faux plis. Elle sortit une liasse de papier mousseline et déballa lentement ses bijoux cabalistiques ; Magrat achetait des bijoux cabalistiques pour comme qui dirait changer de peau. Elle en avait trois grosses boîtes pleines et restait pourtant toujours la même.
Elle fit de son mieux pour enlever la paille dans ses cheveux. Puis elle déballa la baguette magique.
Elle regretta de ne pas avoir de miroir pour s’y examiner.
« J’ai la baguette, dit-elle tout bas. Je vois pas pourquoi j’aurais besoin qu’on m’aide. Desiderata m’a bien recommandé de leur dire qu’il fallait pas m’aider. »
La pensée lui traversa l’esprit que Desiderata avait fait preuve d’une grande négligence sur ce point. On pouvait en être sûr, quand on demandait à Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg de ne pas intervenir, elles se précipitaient pour donner un coup de main, ne serait-ce que par dépit. Magrat était surprise qu’une femme aussi intelligente que Desiderata se soit fichue dedans sur ce détail. Elle aussi devait sûrement se coltiner une pyscholologie – quel qu’en soit le sens.
Se déplaçant silencieusement afin de ne pas réveiller ses aînées, elle ouvrit la porte et sortit d’un pas léger dans l’humidité du dehors. La baguette brandie, Magrat était prête à donner au monde tout ce qu’il souhaitait.
Ça lui faciliterait les choses qu’il demande des citrouilles.
Nounou Ogg ouvrit un œil lorsque la porte se referma en grinçant.
Elle s’assit, bâilla et se gratta. Elle farfouilla dans son chapeau et récupéra sa pipe. Elle envoya un coup de coude dans les côtes de Mémé Ciredutemps.
« J’dors pas, dit Mémé.
— Magrat est partie quelque part.
— Hah !
— Et moi, j’vais aller me trouver quelque chose à manger. » Ça n’avançait à rien de parler à Mémé quand elle était d’une humeur pareille.
Au moment où elle partait, Gredin se laissa souplement tomber d’une poutre et lui atterrit sur l’épaule.
Nounou Ogg, optimiste à tout crin, sortit profiter de tout ce que l’avenir avait à lui offrir.
De préférence avec du rhum et de la banane dedans.
La maison ne fut pas difficile à trouver. Desiderata avait pris des notes précises.
Magrat embrassa du regard les hauts murs blancs et les balcons métalliques ouvragés. Elle s’efforça de redresser certains plis de sa robe, extirpa de ses cheveux quelques brins de foin récalcitrants, puis s’engagea dans l’allée d’un pas énergique et frappa à la porte.
Le heurtoir se cassa net dans sa main.
En regardant nerveusement autour d’elle, des fois qu’on aurait remarqué son acte de vandalisme, elle essaya de le recaler en place. Le heurtoir retomba et fit sauter un morceau de la marche en marbre.
Elle finit par donner un petit coup de son doigt replié. Un nuage léger de poudre de peinture s’échappa du battant et plana jusqu’au sol. Rien d’autre ne se passa.
Magrat réfléchit à la manœuvre suivante. Elle était à peu près sûre que les marraines fées ne glissaient pas un petit mot sous la porte, du genre « Passée ce jour, suite à votre absence veuillez contacter le dépôt pour un nouveau rendez-vous. » De toute façon, une pareille demeure ne restait normalement jamais vide ; une vingtaine de serviteurs auraient dû y grouiller.
Elle passa sur le côté de la maison en faisant crisser le gravier et jeta un coup d’œil depuis l’angle. Peut-être que la porte de derrière… Les sorcières préféraient souvent les portes de derrière…
20
Nounou Ogg savait orthographier le début du mot «banane», mais une fois lancée avait du mal à s’arrêter.