Nounou Ogg, elle, les préférait toujours. Elle se dirigeait vers celle du palais. C’était assez facile d’y entrer, rien à voir avec les châteaux de Lancre qui professaient des idées bien arrêtées sur le dedans et le dehors et qu’on bâtissait de façon à bien séparer les deux. Celui-ci relevait, disons, du château de conte de fées tout en remparts de sucre glace et de petites tourelles démesurées. N’importe comment, personne ne prêtait beaucoup attention aux petites vieilles. Les petites vieilles étaient par définition inoffensives, même si le long d’un chapelet de villages, sur plusieurs milliers de kilomètres de continent, on procédait à une remise à jour de cette définition.
Les châteaux, pour Nounou, c’était comme les cygnes. Ils donnaient l’impression de glisser majestueusement sur les eaux du Temps, mais en fait ça débordait d’activité par en dessous. Ils recouvraient un dédale d’offices, de cuisines, de blanchisseries, de brasseries – elle aimait bien l’idée des brasseries – et on n’y remarquait jamais les allées et venues d’une bonne femme parmi tant d’autres, qui mangeait le moindre rabe à traîner.
En outre, on y entendait les potins. Nounou Ogg aimait bien ça aussi, les potins.
Mémé Ciredutemps déambulait tristement dans les rues immaculées. Elle ne cherchait pas les deux autres. Ça, elle en était à peu près sûre. Évidemment, elle pourrait leur tomber dessus accidentellement, comme par hasard, et leur jeter un regard éloquent. Mais elle ne les cherchait pas, ça non.
Il y avait un attroupement au bout de la rue. Partant de l’hypothèse plausible que Nounou Ogg en occupait peut-être le centre, Mémé Ciredutemps s’approcha.
Elle ne vit pas de Nounou mais une plate-forme surélevée. Et un petit homme dans des chaînes. Et des gardes en uniforme éclatants. L’un d’eux tenait une hache.
Pas besoin d’être un grand disque-trotter pour comprendre que l’objet de la scène n’était pas de remettre à l’homme enchaîné le fruit d’une collecte et un témoignage d’estime signé par ses collègues de bureau.
Mémé donna un coup de coude à un badaud.
« Qu’est-ce qui s’passe ? »
Le badaud la regarda du coin de l’œil.
« Les gardes l’ont pris après voler, répondit-il.
— Ah. C’est vrai qu’il m’a l’air coupable », reconnut Mémé. Les enchaînés avaient souvent cet air-là. « Qu’est-ce qu’on va lui faire, alors ?
— On va y donner une leçon.
— Et comment on procède ?
— Voyez la hache ? »
Mémé n’avait pas quitté l’outil des yeux durant tout l’échange. Elle laissa alors son esprit vagabonder au-dessus de la foule et saisir au vol quelques bribes de pensées.
Une fourmi possède un cerveau facile à lire. Il n’y circule qu’un seul grand courant de pensées simples : porter, porter, piquer, s’introduire dans les sandwichs, porter, manger. Un animal comme le chien est plus compliqué, il peut suivre plusieurs pensées en même temps. Mais un esprit humain est un gros nuage menaçant chargé d’éclairs, gonflé de pensées qui utilisent toutes un temps limité de traitement cérébral. Trouver ce que le propriétaire croit penser en pleine purée de pois de préjugés, de souvenirs, d’inquiétudes, d’espoirs et de craintes s’avère quasi impossible.
Sauf quand un nombre suffisant de gens pensent à peu près la même chose, et Mémé Ciredutemps capta la peur en eux.
« Une leçon qu’il est pas près d’oublier, on dirait, murmura-t-elle.
— M’est avis qu’il va l’oublier vitement », fit le badaud qui s’éloigna en traînant les pieds comme on s’écarte d’un paratonnerre pendant un orage.
Et à cet instant Mémé perçut la note discordante dans l’orchestre des pensées. Il abritait en son sein deux esprits non humains.
Deux esprits à la forme aussi simple, nette et tranchante qu’une lame hors du fourreau. La sorcière avait déjà capté des esprits de ce type et trouvé l’épreuve pénible.
Elle passa la foule en revue et découvrit leurs propriétaires. Qui fixaient sans ciller les silhouettes sur la plate-forme.
Il s’agissait de femmes ; du moins elles avaient une enveloppe féminine. Plus grandes qu’elle, minces comme des échalas, coiffées de chapeaux larges dont la voilette leur masquait le visage. Leurs robes miroitaient au soleil, peut-être bleues, peut-être jaunes, peut-être vertes. Peut-être à motifs. Impossible d’être sûr. Au moindre mouvement elles changeaient de couleur.
Elle n’arrivait pas à distinguer leurs figures.
Il y avait bel et bien des sorcières à Genua. Une, en tout cas.
Un bruit en provenance de la plate-forme la fit se retourner.
Et elle sut pourquoi les habitants de Genua étaient paisibles et gentils.
Il existait des pays étrangers, avait entendu dire Mémé, qui coupaient les mains des voleurs afin qu’ils ne récidivent pas. Cette solution l’avait toujours mise mal à l’aise.
À Genua, on ne l’appliquait pas. On leur coupait la tête pour leur ôter l’idée même de récidiver.
Mémé sut alors exactement où étaient les sorcières à Genua.
À la direction des affaires.
Magrat atteignit la porte de derrière. Elle était entrouverte.
Elle se ressaisit à nouveau.
Elle frappa d’un doigt poli, hésitant.
« Euh… » fit-elle.
Une cuvette d’eau sale l’aspergea en pleine figure. À travers le rugissement dans ses oreilles du raz-de-marée savonneux, elle entendit une voix : « Mince, je vous demande pardon. J’connaissais pas qu’il y avait quelqu’un. »
Magrat s’essuya les yeux et s’efforça de distinguer la vague silhouette devant elle. Une espèce de certitude narrative lui germa dans la tête. « Vous vous appelez Illon ? demanda-t-elle.
— Oui. Qui vous êtes ? »
Magrat toisa sa filleule de fraîche date. Jamais elle n’avait vu jeune femme plus séduisante : la peau aussi brune qu’une noix, les cheveux si blonds qu’ils en étaient presque blancs, un panachage pas franchement extraordinaire dans une ville aussi insouciante que l’était autrefois Genua.
Qu’est-ce qu’il fallait dire dans un moment pareil ?
Elle chassa de son nez un bout d’épluchure de pomme de terre.
« Je suis votre marraine fée, se présenta-t-elle. C’est drôle, ça paraît idiot maintenant que je l’annonce à quelqu’un… »
Illon l’examina.
« Vous ?
— Hum. Oui. J’ai la baguette et tout. » Magrat agita la baguette, au cas où ça l’aiderait. En vain.
Illon pencha la tête.
« J’croyais que les marraines fées apparaissaient dedans une pluie de ’tites lumières scintillantes et de notes cristallines, dit-elle d’un ton méfiant.
— Écoutez, on nous fournit que la baguette, fit désespérément Magrat. Sans le mode d’emploi. »
Illon lui jeta un autre regard inquisiteur. « Vaudrait mieux entrer, alors, dit-elle enfin. Vous arrivez à point. J’faisais du thé, de toute manière. »
Les femmes chatoyantes montèrent à bord d’une voiture découverte. Toutes belles qu’elles étaient, nota Mémé, elles marchaient maladroitement.
Rien d’étonnant, remarquez. Elles n’avaient pas l’habitude des jambes.
Elle nota en outre que les gens évitaient de regarder la voiture. Ils la voyaient pourtant. Mais ils s’arrangeaient pour que leurs yeux ne s’attardent pas dessus, comme si le seul fait de la reconnaître risquait de leur attirer des ennuis.