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Elle nota aussi les chevaux de la voiture. Ils possédaient des sens plus développés que les hommes. Ils savaient ce qu’ils véhiculaient. Et ils n’aimaient pas ça du tout.

Elle les suivit tandis qu’ils enfilaient les rues au trot, l’oreille basse et les yeux écarquillés. On finit par les diriger dans l’allée d’une grosse maison délabrée près du palais.

La sorcière se tapit contre le mur et remarqua certains détails. Le plâtre s’effritait de la façade, et même le heurtoir s’était détaché de la porte.

Mémé Ciredutemps ne croyait pas aux ambiances. Elle ne croyait pas aux atmosphères surnaturelles. Pour une sorcière, avait-elle toujours pensé, l’important était de ne pas croire. Mais elle voulait bien admettre que cette maison abritait des hôtes très désagréables. Non pas malfaisants. Les deux imitations de femmes n’étaient pas malfaisantes, au même titre qu’une dague ou une falaise à pic. La malfaisance implique des choix. Mais la main qui poignarde ou pousse un corps dans un précipice peut être malfaisante, elle, comme dans le cas présent.

Elle regretta vraiment de savoir à qui elle appartenait.

On trouve partout des personnages dans le genre de Nounou Ogg. Comme s’il existait un générateur morphique spécialisé dans la production de vieilles femmes qui aiment rire un bon coup et ne crachent pas sur une pinte par-ci par-là, surtout d’un breuvage normalement servi dans de petits verres. On les trouve partout, souvent par deux[21].

Elles ont tendance à s’attirer entre elles. Elles émettent peut-être des signaux inaudibles révélant la présence d’une âme simple qui ne demande qu’à pousser des « houuu » extasiés devant les portraits des petits-enfants d’autrui.

Nounou Ogg s’était découverte une amie. Elle s’appelait madame Aimable, était cuisinière et la première Noire à laquelle Nounou adressait la parole[22]. En tant que cuisinière, elle appartenait à ce type supérieur qui passe le plus clair de son temps dans un fauteuil au milieu de la cuisine, entourée de sa cour, et ne prête guère attention à l’agitation environnante.

De temps en temps elle donne un ordre. De temps en temps suffit parce qu’elle a veillé au fil des ans à ce qu’on fasse à son idée ou pas du tout. En de rares occasions, elle se lève solennellement, goûte un plat et ajoute peut-être une pincée de sel.

Les femmes de cet acabit sont toujours disposées à bavarder avec tout ce qui passe : marchands ambulants, herboristes ou petites vieilles avec un chat sur l’épaule. Gredin trônait sur l’épaule de Nounou comme s’il venait d’avaler un perroquet.

« Vous vous en venez pour midi gras, alors ? demanda madame Aimable.

— J’aide une amie dans son travail, fit Nounou. Hou-là, sont bons ces biscuits.

— J’veux dire, reprit madame Aimable en poussant l’assiette vers son invitée, j’vois à votre œil que vous pratiquez la magie.

— Alors vous voyez beaucoup mieux que la plupart des gens du pays. V’savez, ce qui serait drôlement bien avec ces biscuits, c’est quelque chose dans quoi les tremper, trouvez pas ?

— Quèque chose à la banane, qu’esse vous en dites ?

— À la banane, ce serait parfait », répondit joyeusement Nounou. Madame Aimable agita une main péremptoire à l’adresse d’une servante qui se mit à la tâche.

Nounou, assise sur son siège, balançait ses jambes courtaudes en faisant le tour de la cuisine d’un œil intéressé. Une vingtaine de cuisiniers travaillaient avec la détermination d’une section d’artillerie effectuant un tir de barrage. On édifiait des gâteaux gigantesques. On rôtissait dans les cheminées des carcasses entières d’animaux ; des chiens galopaient dans leurs roues à cage pour faire tourner les broches. Un géant chauve à la figure traversée d’une balafre introduisait patiemment des bâtonnets dans des saucisses.

Nounou n’avait pas pris de petit-déjeuner. Gredin si, mais ça n’y changeait rien. Tous deux enduraient une espèce de délicieuse torture culinaire.

Ils se retournèrent ensemble, comme hypnotisés, pour regarder passer deux servantes qui titubaient sous un plateau de canapés.

« J’vois que vous êtes une femme très observatrice, madame Ogg, fit madame Aimable.

— Rien qu’une tranche, dit Nounou sans réfléchir.

— J’constate aussi, reprit madame Aimable au bout d’un moment, que vous avez un matou d’une race guère courante, là, sus vot’épaule.

— Vous l’avez dit.

— J’connais que je l’ai dit. »

On glissa sous le nez de Nounou un verre rempli à ras bord d’écume jaune. Elle le considéra d’un air pensif puis s’efforça de revenir à l’affaire qui l’amenait.

« Bon, fit-elle, où j’dois aller, à votre avis, pour savoir comment on pratique la magie chez… ?

— Vous voulez quèque chose à manger ? demanda la cuisinière.

— Quoi ? Ça oui, alors ! »

Madame Aimable roula des yeux.

« Pas d’cette affaire-là. Moi, j’en mangerais pas, d’cette affaire-là », dit-elle avec aigreur.

La figure de Nounou s’allongea.

« Mais ça sort de votre cuisine, fit-elle remarquer.

— Seulement par rapport qu’on me l’demande. L’vieux baron, lui, il connaissait ce que c’était, bien manger. Cette affaire-là ? C’est que du cochon, du bœuf, de l’agneau et des saletés pour ceux qu’ont jamais rien trouvé d’mieux. La seule bêtaille à quatre pattes qu’est vraiment goûtable, c’est le cocodrille. Ça, c’est d’la viande. »

Madame Aimable fit du regard le tour de la cuisine.

« Sara ! » cria-t-elle.

Une aide-cuisinière se retourna.

« Oui, m’am ?

— C’te dame-là et moi, on sort. Tu t’occupes de tout, okay ?

— Oui, m’am. »

Madame Aimable se mit debout et adressa un signe de tête entendu à Nounou Ogg.

« Les murs ont des oreilles, dit-elle.

— Ben ça ! Sans blague ?

— On va s’promener un brin. »

Nounou avait maintenant l’impression qu’il existait deux villes dans Genua. D’abord la blanche, toute de maisons neuves et de palais aux toits bleus, et autour d’elle, voire en dessous, l’ancienne. La nouvelle n’appréciait peut-être pas la présence de l’ancienne, mais elle ne pouvait guère s’en passer. Faut bien que quelqu’un, quelque part, fasse la cuisine.

Nounou Ogg aimait assez cuisiner, à condition d’avoir des aides sous la main pour certaines tâches comme hacher les légumes et laver les plats ensuite. Elle avait toujours cru savoir faire à un morceau de bœuf des choses auxquelles l’animal n’avait jamais songé. Mais elle comprenait aujourd’hui que ce n’était pas de la cuisine à côté de celle de Genua. Seulement un moyen de survivre aussi correctement que possible. Ailleurs qu’à Genua, la cuisine se résumait à chauffer diverses denrées comme des morceaux d’animaux, d’oiseaux, de poissons et de légumes jusqu’à ce qu’ils brunissent.

Et le plus drôle, c’est que les cuisiniers de Genua n’avaient rien de mangeable à cuisiner ; du moins rien de ce que Nounou tenait pour mangeable. De son point de vue, les aliments se promenaient à quatre pattes, voire deux pattes et deux ailes. Ou ils avaient au moins des nageoires. L’idée d’aliments pourvus de plus de quatre pattes lui donnait la chair de p… de toutes sortes de bestioles volantes.

On n’avait pas grand-chose à cuisiner à Genua. Alors on accommodait tout ce qu’on trouvait. Nounou n’avait jamais entendu parler de crevettes, d’écrevisses ni de homards ; elle avait l’impression que les habitants de Genua draguaient le fond du fleuve et mettaient à bouillir tout ce qu’ils en remontaient.

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21

Toujours devant soi dans une file d’attente, pour commencer.

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22

Le racisme n’est pas un fléau sur le Disque-monde parce qu’entre les trolls, les nains et ainsi de suite, l’espécisme offre davantage d’intérêt. Blancs et Noirs vivent en harmonie parfaite et se liguent contre les Verts.