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Le fait est qu’un bon cuisinier genuan pouvait prendre l’extrait d’une poignée de boue, quelques feuilles mortes, une pincée ou deux d’herbes aux noms imprononçables puis réaliser un plat à faire pleurer de gratitude un gourmet et lui faire jurer de s’amender pour le restant de ses jours contre une assiettée de plus.

Nounou Ogg marchait sans se presser tandis que madame Aimable la conduisait à travers le marché. Elle examinait d’un air dubitatif des cages de serpents et des bacs d’herbes vrillées mystérieuses. Elle poussait du doigt des plateaux de bivalves. Elle s’arrêtait pour papoter avec les femmes bâties comme elle qui tenaient de petits étals proposant pour deux sous d’étranges soupes de palourdes et des petits pains aux fruits de mer. Elle voulut tout goûter. Elle était positivement ravie. Genua, cité de cuisiniers, avait trouvé un appétit à sa mesure.

Elle termina une assiettée de poisson avant d’échanger un signe de tête et un sourire avec la petite vieille qui tenait l’étal.

« Eh ben, tout ça, c’est… » commença-t-elle en se retournant vers madame Aimable.

Madame Aimable avait disparu.

D’autres se seraient démenées pour la retrouver dans la foule, mais Nounou Ogg resta sur place et réfléchit.

Je l’ai questionnée sur la magie, songea-t-elle, ensuite elle m’a conduite ici et m’y a laissée. À cause de ces murs avec des oreilles, j’imagine. Alors peut-être que je dois faire le reste toute seule.

Elle regarda autour d’elle. Une tente rudimentaire se dressait un peu à l’écart des éventaires, juste au bord du fleuve. On ne voyait aucune enseigne à l’extérieur, mais une marmite bouillonnait doucement au-dessus d’un feu. Des bols d’argile grossiers étaient empilés à côté. Régulièrement, quelqu’un sortait de la cohue, se servait une bolée de ce que contenait la marmite puis jetait une poignée de pièces dans l’assiette posée devant la tente.

Nounou s’en approcha nonchalamment et jeta un coup d’œil dans la marmite. Des choses remontaient à la surface avant de sombrer à nouveau. La couleur de la mixture tirait sur le brun. Des bulles se formaient, gonflaient puis éclataient dans un plop organique gluant. Il pouvait se passer n’importe quoi dans cette marmite. La vie pouvait y apparaître spontanément.

Nounou Ogg essayait tout au moins une fois. Pour certaines choses, elle avait essayé plusieurs milliers de fois.

Elle décrocha la louche, saisit un bol et se servit.

Un instant plus tard elle écarta le rabat de la tente et fouilla des yeux l’obscurité intérieure.

Une silhouette assise en tailleur dans la pénombre fumait la pipe.

« J’peux entrer ? » demanda Nounou.

La silhouette accepta d’un signe de tête.

Nounou s’assit. Après un laps de temps conforme à la bienséance, elle sortit sa propre pipe.

« Madame Aimable est une amie à vous, j’suppose.

— Connèt moin.

— Ah. »

Du dehors parvenait régulièrement le tintement de clients qui se servaient.

Une fumée bleue montait en volutes de la pipe de Nounou Ogg. « J’ai pas l’impression, fit-elle, que beaucoup de gens partent sans payer.

— Non. »

Après une autre pause Nounou reprit : « Doit bien y en avoir qui cherchent à payer avec de l’or, des bijoux, des onglands parfumés, des trucs comme ça ?

— Non.

— Étonnant. »

Nounou Ogg resta un moment silencieuse ; elle écoutait les échos lointains du marché tandis qu’elle battait le rappel de ses pouvoirs.

« Comment ça s’appelle ?

— Gombo.

— C’est bon.

— Moin sav.

— D’après moi, quand on cuisine comme ça, on peut tout faire… (Nounou Ogg se concentra) madame… Gogol. »

Elle attendit.

« Pas loin, man Ogg. »

Chacune des deux femmes fixait la silhouette indistincte de l’autre, comme des conspirateurs qui ont échangé leurs mots de passe et attendent la suite des événements.

« Là d’où j’viens, on appelle ça d’la sorcellerie, dit Nounou tout bas.

— Là d’où moin vini, on apèl ça vaudou », dit madame Gogol.

Le front ridé de Nounou se rida encore davantage.

« C’est pas du traficotage avec des poupées, des morts et des machins ? demanda-t-elle.

— Epi sorcellerie, c’est pas gambadé tout nu épi fourré lai-guilles dans les gens ? répliqua madame Gogol d’un ton égal.

— Ah, fit Nounou. J’vois ce que vous voulez dire. »

Elle changea de position, mal à l’aise. Elle était foncièrement honnête.

« Je dois reconnaître, tout d’même… ajouta-t-elle, comme ça en passant… une aiguille, peut-être… »

Madame Gogol opina d’un air grave. « Dacco. Comme ça en passant… un zombie pitêt, fit-elle.

— Mais seulement quand y a pas d’autre solution.

— Assirément. Quonsa pas d’autre moyen.

— Quand… vous voyez… les gens manquent de respect, quoi.

— Quonsa faut peintiré la maison. »

Nounou se fendit d’un grand sourire édenté. Madame Gogol le lui rendit, augmenté de trente dents.

« Mon nom complet, c’est Gytha Ogg, dit la sorcière. On m’appelle Nounou.

— Moin nom complé, c’é Erzulie Gogol, dit la femme vaudou. On apelé moin man Gogol.

— Je m’suis dit une chose : on est dans un pays étranger, alors peut-être que la magie est différente. Ça tient debout. Les arbres sont différents, les gens sont différents, la boisson est différente et y a d’la banane dedans, donc la magie doit être différente elle aussi. Puis je m’suis dit… Gytha, ma fille, il est jamais trop tard pour s’instruire.

— Assirément.

— Y a quelque chose qui tourne pas rond dans cette ville. Je l’ai senti dès qu’on y a mis les pieds. »

Madame Gogol opina.

Pendant un moment il n’y eut d’autre bruit que les bouffées que chacune tirait de temps en temps de sa pipe.

Puis on entendit un tintement dehors, suivi d’une pause prudente.

« Gytha Ogg ? lança une voix. Je sais que t’es là-dedans. »

La silhouette de madame Gogol ôta la pipe de sa bouche.

« Bien, fit-elle. Femme-là senti bien les choses. »

Le rabat de la tente s’ouvrit.

« Salut, Esmé, dit Nounou Ogg.

— Que les dieux bénissent cette… tente, fit Mémé Ciredutemps en fouillant la pénombre des yeux.

— Ça, c’est madame Gogol, présenta Nounou. Une femme vaudou, comme qui dirait. C’est les sorcières du pays.

— Sont pas les seules sorcières dans le coin, fit Mémé.

— T’as drôlement impressionné madame Gogol en devinant que j’étais ici.

— Élémentaire. J’ai repéré le Gredin qui faisait sa toilette dehors ; le reste, c’était que d’la déduction. »

Dans la pénombre de la tente, Nounou s’était imaginée madame Gogol vieille. Elle ne s’attendait donc pas à voir sortir à l’air libre une jolie femme entre deux âges, plus grande que Mémé. Madame Gogol portait de lourdes boucles d’oreilles d’or, un chemisier blanc et une ample jupe rouge à volants. Nounou sentit la réprobation de Mémé Ciredutemps. Les bruits qui couraient sur les femmes à jupe rouge étaient pires que ceux qui couraient, paraît-il, sur les femmes à chaussures rouges.

Madame Gogol s’arrêta et leva le bras. Il y eut un froissement d’ailes.

Gredin, qui se frottait obséquieusement contre la jambe de Nounou, redressa la tête et feula. Le coq le plus gros et le plus noir qu’avait jamais vu Nounou s’était posé sur l’épaule de madame Gogol. Il tourna vers elle un regard intelligent qu’elle n’avait connu chez aucun volatile.