« Ma parole, dit-elle, interloquée. Des queues de cette taille, j’en ai encore jamais vu, et j’en ai vu quelques-unes durant ma vie. »
Madame Gogol haussa un sourcil désapprobateur.
« Toute son éducation est à refaire, dit Mémé.
— Et pourtant j’ai vécu à côté d’un élevage de poulets et tout, voilà ce que je voulais ajouter, fit Nounou.
— Ça, c’é Legba, un lèspri des ténèb, très danjéré », expliqua madame Gogol. Elle se pencha plus près et parla du coin de la bouche. « Ent nous, c’é ien qu’un gwo coq noir. Mé vous sav ça qui c’é.
— La publicité paye, convint Nounou. Ça, c’est Gredin. Entre nous, c’est un démon de l’enfer.
— Eh bien, c’é un chat, fit aimablement madame Gogol. Fallé s’y attend. »
Cher Jason et tout le monde,
C’est incroyable ce qui arrive quand on s’y attend pas, par exemple on a fait la connaiçance de madame Gogol qui travaille comme cuisiniaire le jour mais fait la sorcière vaudou la nuit, faut pas croire tout ce quon raconte sur la magie noire, exetra, c’est qun prétexe, elle est pareille que nous mais autrement. C’est quand même vrai pour les zombies mais pas comme tu crois…
Genua était une ville curieuse, conclut Nounou. On sortait des grandes artères, on suivait une petite rue transversale, on passait une petite porte et on voyait soudain partout des arbres auxquels pendaient de la mousse et des bouts de l’hyène, quelque chose comme ça, puis le terrain devenait moins solide sous les pas et de plus en plus marécageux. De chaque côté de la piste se succédaient des plans d’eau sombre où surnageaient, ici et là au milieu des nénuphars, des souches comme les sorcières n’avaient encore jamais vu.
« De sacrés gros tritons, dit-elle.
— C’est des cocodrilles. Des alligators.
— Par tous les dieux. Ils doivent bien bouffer.
— Oui ! »
La maison de madame Gogol avait l’air d’un assemblage de bois flotté récupéré dans le fleuve ; coiffée d’un toit de mousse, elle était bâtie directement au-dessus du marais, posée sur quatre solides pilotis. Elle se trouvait assez près du centre-ville pour que Nounou entende les cris de la rue et le clip-clop des sabots des chevaux, mais la bicoque, dans son petit marais, baignait dans le silence.
« Personne vient vous embêter ici ? demanda Nounou.
— Sèlment les gens qui moin envie de voir. » Les feuilles de nénuphar bougèrent. Une ride en v traversa le plan d’eau le plus proche.
« L’indépendance, approuva Mémé. Très important, ça. Toujours. »
Nounou fixa les sauriens d’un regard intéressé. Ils essayèrent de le soutenir et abandonnèrent quand les larmes leur vinrent aux yeux.
« J’pense que je m’en prendrais bien deux à la maison, dit-elle d’un air songeur alors que les bêtes s’éclipsaient. Mon Jason pourrait creuser une autre mare, pas de problème. Ça mange quoi, vous m’avez dit ?
— Touça qu’ils veulent.
— J’connais une blague sur les alligators, fit Mémé du ton solennel de qui énonce une vérité de première importance.
— Pas possible ! s’exclama Nounou. Je t’ai jamais entendue raconter une blague dans toute ta vie !
— C’est pas parce que j’en raconte pas que j’en connais pas, répliqua Mémé avec hauteur. C’est l’histoire d’un gars…
— Quel gars ? demanda Nounou.
— Un gars qui entre dans une auberge. Oui. C’est ça, une auberge. Et il voit un panneau. Le panneau dit “sandwichs variés”. Alors il demande : “Donnez-moi un sandwich à l’alligator. Sinon au crocodile. Parce que l’alligator et le crocodile, c’est… presque pareil ! ” »
Les deux autres la regardèrent.
Nounou Ogg se tourna vers madame Gogol.
« Donc… vous vivez ici toute seule, hein ? fit-elle d’un ton joyeux. Pas âme qui vive dans l’coin ?
— Toucom, dit madame Gogol.
— Vous voyez, les alligators et les crocodiles… » reprit d’une voix forte Mémé qui s’arrêta soudain.
La porte de la cabane s’était ouverte.
Une autre grande cuisine[23]. Elle avait autrefois donné du travail à une demi-douzaine de cuisiniers. Aujourd’hui elle rappelait une caverne, les angles du fond baignaient dans l’ombre, la poussière ternissait les casseroles et les soupières suspendues. On avait repoussé contre un mur les grandes tables sur lesquelles de la vieille vaisselle s’entassait presque jusqu’au plafond ; les fourneaux, assez vastes pour engloutir des vaches entières et nourrir toute une armée, restaient froids.
Au milieu de cette grisaille désolée quelqu’un avait installé une petite table près de la cheminée. Elle trônait sur un carré de tapis éclatant. Un pot à confitures contenait des fleurs disposées suivant la méthode simple qui consiste à en attraper une poignée puis à la fourrer dans un vase. Ce qui créait une petite île de couleur un peu mièvre dans l’océan de pénombre.
Illon déplaça désespérément quelques objets de-ci de-là puis s’immobilisa et regarda Magrat, une espèce de sourire timide aux lèvres, comme sur la défensive.
« J’suis une bêtasse, vraiment. M’est avis que ça vous arrive souventes fois, dit-elle.
— Hum. Oui. Oh, oui. Tout le temps, fit Magrat.
— C’est seulement que j’vous voyais un brin… plus âgée ? Vous étiez à mon baptême, non ?
— Ah. Oui ? Ben, vous voyez, faut dire que…
— Mais vous pouvez vous donner l’air que vous voulez, m’est avis, conclut obligeamment Illon.
— Ah. Oui. Euh… »
Illon parut un instant intriguée, comme si elle cherchait à comprendre pourquoi, puisque Magrat pouvait se donner n’importe quelle apparence, elle avait opté pour celle-là.
« Enfin, bon, dit-elle. On fait quoi asteure ?
— Vous avez parlé de thé, répondit Magrat pour gagner du temps.
— Oh, sûr. » Elle se tourna vers la cheminée où une bouilloire noircie pendait au-dessus de ce que Mémé Ciredutemps appelait toujours un feu d’optimiste[24]. « C’est quoi, vot’nom ? demanda-t-elle par-dessus son épaule.
— Magrat, répondit la sorcière en s’asseyant.
— C’est un… joli nom, fit poliment Illon. Évidemment, vous connaissez le mien. Notez, j’passe tellement de temps asteure à faire la cuiseuse au-dessus de cette cheminée affreuse que madame Aimable m’appelle Braise. C’est bête, hein ? »
Braisillon, songea Magrat. Je suis la marraine fée d’une fille qui rappelle une espèce de bouton qui se ferme d’un coup de pouce.
« Elle aurait pu faire mieux, concéda-t-elle.
— J’ai pas l’cœur d’y dire, elle le trouve amusant, fit la servante. Moi, il me rappelle une manière de bouton qui s’ferme d’un coup de pouce.
— Oh, je dirais pas ça. Euh… Qui c’est, madame Aimable ?
— C’est la cuiseuse du palais. Elle s’en vient me donner du courage quand ils s’en partent… »
Elle pivota, la bouilloire noircie brandie comme une arme.
« J’veux pas aller à ce bal ! lança-t-elle. J’vais pas marier le prince ! Vous comprenez ? »
Les mots tombaient comme des lingots d’acier.
« D’accord ! D’accord ! fit Magrat, décontenancée par tant de véhémence.
23
Comme le disait Desiderata, les marraines fées ont tendance à entretenir des rapports très étroits avec les cuisines.