— L’a l’air gluant. Y m’donne la chair de poule, fit Illon d’une voix sinistre. On dit qu’il a des yeux drôles. Et tout l’monde connaît ce qu’il fait la nuit ! »
Tout le monde sauf une, songea Magrat. On ne me dit jamais ces choses-là, à moi. « Ben, ça doit pas être très dur d’arranger ça, fit-elle tout haut. J’veux dire, normalement, c’est d’épouser les princes qu’est difficile.
— Pas pour moi, non. Ç’a déjà été arrangé. D’après mon autre marraine, faut que j’y passe. C’est mon destin, qu’elle dit.
— Autre marraine ?
— Tout l’monde en a deux. La bonne et la mauvaise. Vous connaissez ça, quand même. Laquelle vous êtes, vous ? »
Magrat réfléchit à toute vitesse.
« Oh, la bonne, répondit-elle. Pas de doute.
— C’est drôle, fit Illon. C’est exactement ce que dit l’autre aussi. »
Mémé Ciredutemps se tenait assise dans sa position spéciale, genoux serrés et coudes rentrés, qui mettait le moins possible de sa personne en contact avec le monde extérieur.
« Bon d’là, ça c’est fameux, fit Nounou Ogg en nettoyant son assiette avec ce que Mémé espérait être du pain. Tu devrais essayer un coup, Esmé.
— Enco une portion, man Ogg, proposa madame Gogol.
— Si ça vous ennuie pas, madame Gogol. » Nounou envoya son coude dans les côtes de Mémé. « C’est vraiment bon, Esmé. Comme du ragoût. »
Madame Gogol regarda Mémé, la tête penchée.
« C’é pitêt pas le manjé qui anbété man Ciredutemps, moin pensé, dit-elle. C’é pitêt le service. »
Une ombre s’étendit au-dessus de Nounou Ogg. Une main grise lui prit son assiette.
Mémé Ciredutemps toussa légèrement.
« J’ai rien contre les morts, dit-elle. Certains de mes meilleurs amis le sont. Mais ça me paraît pas normal que les morts se baladent partout. »
Nounou Ogg leva les yeux sur la silhouette en train de verser à la louche dans son assiette une troisième part du liquide mystérieux.
« Et vous, qu’est-ce que vous en dites, monsieur Zombie ?
— La vie est belle, madame Ogg, répondit le zombie.
— Là. Tu vois, Esmé. Il s’en fiche. C’est mieux que rester enfermé toute la journée dans un cercueil étouffant, j’suis sûre. »
Mémé leva à son tour la tête vers le zombie. Il était – ou plus exactement avait été – un grand et bel homme. Il l’était toujours, seulement il donnait désormais l’impression d’avoir traversé une salle envahie de toiles d’araignées.
« Comment vous vous appelez, monsieur le mort ?
— Je m’appelle Saturday.
— Saturday, hein ? Ça veut dire samedi, non ? Remarquez, y en a bien d’autres qui s’appellent Vendredi.
— Peut-être. Mais moi c’est Saturday, madame Ogg. Saturday. »
Mémé Ciredutemps le regarda dans les yeux. Elle les trouva plus vifs que chez la plupart des individus techniquement vivants qu’elle connaissait.
Elle était vaguement au courant qu’un mort devait subir certains traitements pour se transformer en zombie, mais c’était une branche de la magie qu’elle n’avait jamais voulu explorer. L’opération nécessitait en tout cas davantage qu’un paquet d’entrailles de poisson bizarre et de racines exotiques : il était indispensable que le mort veuille revenir. Il lui fallait un rêve, une envie ou un but terrible qui l’aidaient à triompher de la tombe…
Les yeux de Saturday brûlaient.
Elle se décida. Elle tendit la main.
« Enchantée de vous connaître, monsieur Saturday, dit-elle. J’prendrais bien de votre bon ragoût.
— Ça s’appelle du gombo, la renseigna Nounou. Y a des doigts de dame dedans.
— Je sais parfaitement que c’est le nom qu’on donne à une plante d’ici, merci bien, fit Mémé. J’suis pas complètement ignorante.
— D’accord, mais tâche d’avoir aussi une portion de tête de serpent. C’est l’meilleur.
— C’est quoi comme plante, la tête de serpent ?
— Mange donc, ça vaut mieux, j’pense », dit Nounou.
Elles étaient assises sur la galerie de bois gauchi à l’arrière de la cabane de madame Gogol, au-dessus du marais. Des barbes moussues pendaient aux branches des arbres. Des créatures invisibles bourdonnaient dans la verdure. Et partout des ondes en v fendaient délicatement la surface de l’eau.
« J’pense que ça doit être très agréable ici quand le soleil est couché », dit Nounou.
Saturday regagna la cabane en traînant les pieds et en ramena une canne à pêche de fortune. Il accrocha alors un appât au bout de la ligne qu’il lança par-dessus la balustrade. Puis il donna l’impression de couper la communication ; nul n’a plus de patience qu’un zombie.
Madame Gogol se laissa aller en arrière dans son rocking-chair et alluma sa pipe.
« C’été une gran vil dans temps lontan, dit-elle.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » demanda Nounou.
Gredin avait beaucoup de mal avec le coq Legba.
D’abord, le volatile refusait de se laisser terroriser. Gredin pouvait flanquer la frousse à presque tout ce qui bougeait à la surface du Disque-monde, même à des êtres logiquement beaucoup plus gros et plus coriaces que lui. Pourtant, allez savoir pourquoi, aucune de ses tactiques éprouvées – le bâillement, le regard insistant et surtout le sourire qui s’étire lentement – n’avait l’air efficace. Legba se contentait de baisser les yeux sur lui le long de son bec et feignait de gratter la terre d’une manière qui mettait encore davantage en valeur ses éperons déjà impressionnants.
Ne restait donc plus que le bond avec élan. Ce coup-là marchait sur à peu près n’importe quelle créature. Très peu d’animaux gardaient leur calme face à une boule de griffes enragée qui leur vrombissait sous le nez. Dans le cas présent, se disait Gredin, c’était peut-être lui qui risquait de finir en brochette à poils. Mais il fallait régler la question. Sinon des générations de chats se moqueraient de lui.
Félin et gallinacé vadrouillaient dans le marais, chacun ne prêtant apparemment aucune attention à l’autre.
Des choses baragouinaient dans les arbres. De petits oiseaux chatoyants fendaient les airs en trombe. Gredin leur jeta des regards assassins. Il s’occuperait d’eux plus tard.
Et le coq avait disparu.
Les oreilles de Gredin se plaquèrent sur son crâne.
Il entendait toujours le chant des oiseaux et la stridulation des insectes, mais ça se passait ailleurs. Ici régnait le silence, un silence moite, obscur et oppressant, et les arbres lui paraissaient inexplicablement plus rapprochés qu’il ne se le rappelait.
Gredin regarda autour de lui.
Il se trouvait dans une clairière. Sur son pourtour, des objets étaient accrochés à des buissons ou attachés à des arbres. Des bouts de rubans. Des os blanchis. Des pots en fer-blanc. Des objets parfaitement ordinaires partout ailleurs.
Et, au centre de la clairière, une espèce d’épouvantail. Un pieu planté à la verticale avec une traverse sur laquelle on avait suspendu un manteau noir. Au-dessus du manteau, au sommet du pieu, trônait un chapeau haut de forme. Sur le chapeau, observant Gredin d’un air songeur, se tenait perché Legba.
Un petit vent se leva dans l’atmosphère étouffante, et le manteau s’agita doucement.
Gredin se rappela le jour où il avait poursuivi un rat dans le moulin du village pour découvrir soudain que la salle dont le mobilier lui avait paru curieux était en réalité une grosse machine capable, s’il s’avisait de faire un faux pas, de le broyer entièrement.
L’air grésilla doucement. Gredin sentit ses poils se dresser.