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Il fit demi-tour et s’en repartit d’une allure arrogante jusqu’à ce qu’il s’estime hors de vue, puis ses pattes se mirent à mouliner si vite qu’elles patinèrent sur place.

Après quoi il alla sourire devant quelques alligators, mais le cœur n’y était pas.

Dans la clairière, le manteau s’agita encore doucement puis s’immobilisa. D’une certaine façon, c’était pire.

Legba attendait, l’œil aux aguets. L’atmosphère s’alourdit, comme avant un orage.

« C’été une gran vil dans temps lontan. Une vil bienéreuse. Pèsonne l’obigé à èt bienéreuse. Ça vini tout sèl, conm ça, dit madame Gogol. C’été di vivant di vié baro. Mé li a été ansaziné.

— Par qui ? demanda Nounou Ogg.

— Tout monde sav c’é l’grand-duc », répondit madame Gogol.

Les sorcières échangèrent un regard. Les intrigues royales étaient manifestement un peu différentes dans les pays étrangers.

« Tué à coups de bec, c’est ça ? fit Nounou.

— Comme par un mâle faisan ? dit Mémé.

— Grand-duc, c’é un titre, pas un zoiseau, expliqua madame Gogol d’un ton patient. Le baro été empoisonnen. Une nuit térib. Et lendimain matin, le grand-duc été dans le palé. Epi y a eu l’histoi di testament.

— Me dites rien, fit Mémé. J’parie qu’y avait un testament qui laissait tout à ce grand-duc. Je parie que l’encre était pas encore sèche.

— Coument vous connèt ça ? s’étonna madame Gogol.

— Ça va de soi, répondit Mémé avec condescendance.

— Le baro avait une tifille.

— Elle vit toujours, à mon avis.

— Vous connèt beaucoup de choses, madanme. Pouquisa vous couère ça, didonc ?

— Ben… » fit Mémé. Elle allait répondre : Parce que je sais comment fonctionnent les contes. Mais Nounou l’interrompit.

« Si ce baron était aussi bien que ça, il devait avoir des tas d’amis en ville, non ? fit-elle.

— C’é vré. Lépèple l’apprécié.

— Ben, si j’étais l’grand-duc et que j’avais rien d’autre comme droit à l’héritage qu’un testament barbouillé et une petite bouteille d’encre pas encore rebouchée, je chercherais un moyen de rendre tout ça un peu plus officiel. L’idéal pour lui, ce serait d’épouser la véritable héritière. Et alors il pourrait faire un pied de nez à tout l’monde. J’parie qu’elle sait même pas qui elle est, je m’trompe ?

— Non, répondit madame Gogol. Le grand-duc a des zan-mis, li ossi. Ou des gardiens, pitêt. Pas di monde on a lenvie contrayé. Ils ont élivé la tifille et la laissé pas soti beaucoup. »

Les sorcières gardèrent un instant le silence.

Mémé songeait : Non. Ça ne colle pas. C’est ce qu’on lirait dans un livre d’histoire. Mais le conte est différent.

« Excusez-moi, madame Gogol, dit-elle alors, mais quel rôle vous jouez dans tout ça ? Sans vouloir vous offenser, j’ai l’impression qu’ici, dans le marais, que ce soit l’baron ou un autre qui dirige la ville, ça change pas grand-chose. »

Pour la première fois depuis qu’elles la connaissaient, madame Gogol leur parut momentanément mal à l’aise.

« Le baro, c’été… un zanmi à moin, dit-elle.

— Ah, fit Mémé d’un air entendu.

— Les zombies, ça li plaisé pas beaucoup, rimarqué. Il disé les morts avé bien doit au ripos. Mé il ensisté janmen. Alos qui celui-là, le nouveau…

— L’a pas de goût pour les arts occultes ? fit Nounou.

— Oh, moi je crois qu’si, dit Mémé. Forcément. S’agit sans doute pas de votre magie, mais y en a beaucoup autour de lui.

— Pouquisa vous di ça, madanm ? demanda madame Gogol.

— Ben, fit Nounou, vu qu’vous êtes une femme de caractère, j’imagine que vous supporteriez pas ça à moins d’être obligée. Y a des tas de moyens de régler cette affaire, à mon sens. J’pense que si vous aimiez pas quelqu’un, ses jambes pourraient se détacher toutes seules, ou il pourrait tomber sur de mystérieux serpents dans ses chaussures…

— Des alligoteurs sous son lit, suggéra Mémé.

— Oui. L’é protégé, dit madame Gogol.

— Ah.

— Une magie puissant protégé li.

— Plus puissante que vous ? » demanda Mémé.

Un long silence pénible suivit la question.

« Oui.

— Ah.

— Pou le moment », ajouta madame Gogol.

Suivit une autre pause. Aucune sorcière n’aimait admettre qu’elle ne possédait pas un pouvoir quasi absolu, ni même entendre parler d’une autre sorcière qui l’admettait.

« Vous attendez votre heure, j’imagine, fit aimablement Mémé.

— Vous éconefemmisez vos forces, dit Nounou.

— L’a un protègement puissant », fit madame Gogol.

Mémé se renversa en arrière dans son fauteuil. Quand elle reprit la parole, ce fut à la façon du petit malin qui a certaines idées en tête et cherche à découvrir ce que sait la personne en face.

« De quel genre ? demanda-t-elle. Exactement ? »

Madame Gogol plongea la main dans les coussins de son rocking-chair et, après avoir farfouillé un peu, sortit une bourse de cuir et une pipe. Elle alluma la pipe et souffla une bouffée de fumée bleuâtre dans l’air du matin.

« Vous rigardé dans les mirois, aprézan, man Ciredutemps ? » lança-t-elle.

Le fauteuil de Mémé bascula en arrière et faillit l’éjecter hors de la galerie dans les eaux d’un noir d’encre. Son chapeau s’envola dans les feuilles de nénuphar.

Elle eut le temps de le voir se poser délicatement sur l’eau. Il flotta un instant puis…

… fut mangé. Un très gros alligator referma les mâchoires dans un claquement et fixa Mémé d’un air suffisant.

Ce fut un soulagement d’avoir une raison de rouspéter.

« Mon chapeau ! Il a boulotté mon chapeau ! Un de vos alligoteurs a boulotté mon chapeau ! C’était mon chapeau ! Forcez-le à me le rendre ! »

Elle arracha une longueur de plante grimpante à l’arbre le plus proche et en fouetta l’eau.

Nounou Ogg recula. « Tu devrais pas faire ça, Esmé ! Tu devrais pas faire ça ! » chevrota-t-elle. L’alligator nagea à culer. « J’peux taper sur des lézards effrontés si ça m’chante !

— Oui, tu peux, tu peux, fit Nounou d’un ton apaisant, mais pas… avec un… serpent… »

Mémé leva la plante grimpante pour examen. Un coit à trois bandes de taille respectable lui jeta un regard apeuré, songea un instant à lui mordre le nez, se ravisa et referma hermétiquement la gueule dans l’espoir qu’elle comprendrait le message. Elle ouvrit la main. Le serpent tomba sur les planches et se sauva en ondulant à toute vitesse. »

Madame Gogol n’avait pas bougé dans son fauteuil. Elle se tourna alors à demi. Saturday continuait de surveiller patiemment sa ligne.

« Saturday, va chèché le chapeau di la madanm, dit-elle.

— Oui, m’am. »

Même Mémé hésita.

« Vous pouvez pas lui demander ça ! fit-elle.

— Mé l’é mort, dit madame Gogol.

— C’est déjà pas marrant d’être mort sans en plus se faire découper en morceaux. Restez là, monsieur Saturday !

— C’été quand menm vot chapeau, man Ciredutemps.

— Oui, mais… fit Mémé, c’est rien… un chapeau. J’vais pas envoyer des gens dans la gueule d’un alligoteur pour un chapeau. »

Nounou Ogg avait l’air horrifiée.

Nul ne connaissait mieux que Mémé Ciredutemps l’importance des chapeaux. Ce ne sont pas seulement des coiffures. Les chapeaux définissent le chef qu’ils couvrent. Ils disent qui on est. Personne n’a jamais entendu parler d’un mage sans chapeau pointu – du moins d’un mage digne de ce nom. Et on n’a jamais entendu parler non plus d’une sorcière nu-tête. Même Magrat en possédait un, mais elle le portait rarement vu qu’elle était un bonnet de nuit sans coiffe. Ça n’était pas très grave, porter le chapeau compte moins qu’en avoir un à disposition. Chaque métier, chaque profession a son couvre-chef. Voilà pourquoi les rois en ont un. Qu’on enlève sa couronne à un roi, il ne reste plus qu’un type au menton fuyant qui s’y entend pour saluer les foules. Les chapeaux ont du pouvoir. Les chapeaux sont importants. Mais les individus aussi.