Madame Gogol tira une autre bouffée de sa pipe.
« Saturday, va chèché pi bon chapeau à moin pou les vacances, dit-elle.
— Oui, madame Gogol. »
Le zombie disparut un instant dans la cabane puis ressortit avec une grosse boîte cabossée soigneusement entourée de ficelle.
« J’veux pas accepter, dit Mémé. J’peux pas prendre votre meilleur chapeau.
— Oh si, fit madame Gogol. Moin ai un aut. Oh oui, pou ça, moin ai un aut. »
Mémé posa délicatement la boîte par terre.
« J’ai idée, madame Gogol, que vous êtes pas seulement ce que vous paraissez.
— Oh si, man Ciredutemps. Moin janmen été aut chose, tout comme vous.
— C’est vous qui nous avez fait venir ?
— Non, vous êtes vini tout sèl ici. Di vot prope volonté. Pou aidé quèqu’un, pas vré ? Vous avé décidé ça, pas vré ? Pèsonne vous a focées, pas vré ? Sauf vous-menme.
— Là, elle a raison, fit Nounou. Y aurait eu d’la magie, on l’aurait sentie.
— C’est vrai, dit Mémé. Personne nous a forcées sauf nous-mêmes. À quoi vous jouez, madame Gogol ?
— Moin joué pas, man Ciredutemps. Moin jusse envie ricu-péré ça qu’é à moin. Moin envie la justice. Epi moin envie qu’on arrêté li, l’aut.
— L’autre qui ? » demanda Nounou Ogg.
Le visage de Mémé n’était plus qu’un masque figé.
« L’aut qu’é dèyè tout ça, répondit madame Gogol. Le grand-duc a moins di cèvelle qu’une crivette, man Ogg. C’é di l’aut moin parlé. L’aut épi sa magie di mirois. L’aut quisa envie tout dirigé. L’aut, la responsab. L’aut quisa tipatouillé le destin. L’aut man Ciredutemps connèt bien. »
Nounou Ogg était perdue.
« De quoi elle cause, Esmé ? » fit-elle.
Mémé marmonna quelque chose.
« Quoi ? J’ai rien entendu. »
Mémé Ciredutemps leva la tête, la figure rouge de colère.
« Elle veut parler de ma sœur, Gytha ! Ça va, comme ça ? Tu comprends ? T’as entendu ? Ma sœur ! Faut que j’répète ? Tu veux savoir de qui elle parle ? Faut te l’écrire ? Ma sœur ! Voilà ! Ma sœur ! »
« Elles sont sœurs ? » fit Magrat.
Son thé était maintenant froid.
« J’connais pas, dit Illon. Elles ont l’air… pareilles. Elles restent la plupart du temps entre elles. Mais je les sens qui observent. Elles sont très fortes pour observer.
— Et elles vous font faire tout le travail ?
— Ben, j’dois cuisiner seulement pour moi et le personnel du dehors. Et ça m’embête pas trop de faire le ménage et la lessive.
— Elles font leur propre cuisine, alors ?
— J’crois pas. Elles se promènent dans la maison la nuit, quand j’suis couchée. Marraine Lilith dit que j’dois rester gentille avec elles et les plaindre par rapport qu’elles peuvent pas parler, et aussi que j’dois toujours garnir le gare-manger de fromage.
— Elles mangent que du fromage ?
— J’crois pas.
— J’pense que c’est les rats et les souris qu’en profitent, alors, dans une vieille maison pareille.
— Vous connaissez, c’est drôle, fit Illon, mais j’ai jamais vu une seule souris icitte. »
Magrat frissonna. Elle se sentait observée. « Pourquoi vous fichez pas le camp ? C’est ce que je ferais, moi.
— Pour aller où ? De toute manière, ils me retrouvent toujours. Ou ils envoient les cochers et les valets d’écurie m’quérir.
— C’est horrible !
— J’en suis sûre, ils croient qu’un jour ou l’autre je vais marier n’importe qui pour échapper à la lessive, dit Illon. M’est avis, pourtant, qu’on lave pas les vêtements du prince, ajouta-t-elle amèrement. M’est avis qu’on les brûle après qu’il les a portés.
— Ce qu’il vous faut, c’est mener votre vie comme vous l’entendez, dit Magrat d’un ton encourageant pour lui remonter le moral. Devenir votre propre maîtresse. Vous émanciper.
— Je crois pas que j’ai envie de ça, dit Illon d’une voix prudente au cas où ce serait un péché d’offenser une marraine fée.
— Oh si.
— Ah bon ?
— Oui.
— Ah.
— Vous êtes pas obligée d’épouser quelqu’un contre votre gré. »
Illon se carra sur sa chaise.
« Vous êtes bonne, comme fée ? demanda-t-elle.
— Euh… ben… j’imagine que…
— La robe est arrivée hier. Elle est là-haut dans la grande salle du devant, sus un portemanteau pour qu’elle se froisse pas. Comme ça elle reste irréprochable. Et ils ont spécialement astiqué le carrosse. Ils ont aussi engagé des valets de pied.
— Oui, mais peut-être…
— J’crois que j’vais devoir marier quèqu’un contre mon gré », dit Illon.
Mémé Ciredutemps arpentait le balcon de bois flotté. Toute la cabane tremblait sous son pas énergique. Des ondulations se propageaient à la surface de l’eau au rythme des secousses.
« Évidemment que tu t’souviens pas d’elle ! braillait-elle. Maman l’a fichue dehors quand elle avait treize ans ! On était petites toutes les deux à l’époque ! Mais moi, je m’souviens des prises de bec ! J’les entendais de mon lit ! C’était une dévergondée !
— T’as toujours dit que j’en étais une, dévergondée, quand on était jeunes », dit Nounou.
Mémé hésita, un instant déstabilisée. Puis elle agita une main irritée. « T’en étais une, évidemment, fit-elle d’un air dédaigneux. Mais tu te servais pas de magie pour ça, pas vrai ?
— J’en avais pas besoin, dit joyeusement Nounou. Une robe-bustier qui tombait bien faisait la plupart du temps l’affaire.
— Qui tombait même toute seule dans l’herbe, si j’ai bonne mémoire, fit Mémé. Non, elle se servait de magie, elle. Mais pas de magie ordinaire. Oh, ça, elle était têtue ! »
Nounou était sur le point de dire : Quoi ? Pas accommodante ni modeste comme toi, Esmé ? Mais elle se ravisa. On ne jongle pas avec des allumettes dans une usine de feux d’artifice.
« Les pères des jeunes gens venaient s’plaindre à la maison, fit Mémé d’un ton sinistre.
— Ils venaient jamais se plaindre de moi, dit Nounou toujours aussi joyeusement.
— Toujours à se regarder dans les miroirs. Arrogante comme un chat, qu’elle était. Elle préférait regarder dans un miroir que par la fenêtre, ça oui.
— Elle s’appelle comment ?
— Lilith.
— Un joli nom, fit Nounou.
— C’é pas celui elle se donné aprézan, dit madame Gogol.
— M’étonne pas !
— Et c’est elle, comme qui dirait, qui dirige la ville ? demanda Nounou.
— Elle aimait mener tout l’monde à la baguette, en plus !
— Pourquoi elle voulait diriger une ville ? demanda encore Nounou.
— Elle a des pojets, répondit madame Gogol.
— Et vaniteuse avec ça ! Franchement vaniteuse ! dit Mémé apparemment dans le vide.