— Tu savais qu’elle était là ? fit Nounou.
— Je le sentais ! Les miroirs.
— La magie des miroirs, c’est pas mal, protesta Nounou. J’ai fait des tas de trucs avec des miroirs. On peut drôlement rigoler avec un miroir.
— Elle itilisé pas qu’un sèl miroi, dit madame Gogol.
— Oh.
— Elle itilisé deux.
— Oh. Là, c’est différent. »
Mémé fixa la surface de l’eau. Son propre visage lui rendit son regard depuis les profondeurs obscures.
Du moins, elle espéra qu’il s’agissait bien de son visage.
« Je l’ai sentie qui nous observait pendant tout notre voyage jusqu’ici, reprit-elle. C’est là qu’elle se plaît le plus, dans les miroirs. Dans les miroirs, à mettre les gens dans des contes. »
Elle donna de petits coups d’un bâton à l’image. « Elle m’a même regardée chez Desiderata, juste avant qu’arrive Magrat. C’est pas agréable de voir quelqu’un d’autre dans son reflet… »
Elle marqua un temps. « Où est Magrat, au fait ?
— Partie faire la marraine fée, je crois, répondit Nounou. Elle a dit qu’elle avait pas besoin d’aide. »
Magrat était agacée. En outre elle avait peur, ce qui l’agaçait encore davantage. Ça n’était drôle pour personne quand Magrat était agacée. C’était comme essuyer l’attaque d’un linge humide.
« Je vous en donne ma parole, dit-elle. Vous êtes pas obligée d’aller au bal si vous voulez pas.
— Vous pourrez pas les arrêter, fit Illon d’un air sombre. J’connais comment ça se passe dedans cette ville.
— Écoutez, j’vous dis que vous êtes pas obligée ! » insista Magrat.
Elle avait l’air songeuse.
« Y aurait pas quelqu’un d’autre que vous aimeriez mieux épouser, dites ? demanda-t-elle.
— Non. Je connais pas beaucoup de monde. J’ai pas beaucoup d’occasions.
— Bien, fit Magrat. Ça facilite les choses. Je propose qu’on vous sorte d’ici et… et qu’on vous emmène ailleurs.
— Y a pas d’ailleurs. Je vous l’ai dit. Arien que des marais. J’ai essayé une fois ou deux, et ils ont envoyé les cochers m’quérir. Ils ont pas été méchants. Les cochers, j’veux dire. Ils ont peur. Tout le monde a peur. Même les sœurs ont peur, j’crois bien. »
Magrat regarda les ombres autour d’elle.
« De quoi ? fit-elle.
— On dit que des genses disparaissent. S’ils ennuient le grand-duc. Il leur arrive quèque chose. Tout l’monde est très poli à Genua, dit Illon d’un ton amer. Y a personne qui vole ni qu’élève la voix et le monde reste chez soi le soir, sauf quand c’est mardi gras. » Elle soupira. « Alors ça, j’aimerais joliment y aller. Au carnaval. Mais ils m’obligent à rester à la maison. Je l’entends quand même passer en ville et je m’dis que Genua devait ressembler à ça avant. Pas seulement quèques personnes après danser dedans un palais, mais tout le monde après danser dedans les rues. »
Magrat se secoua. Elle se sentait loin de chez elle. « Je pense que j’ai peut-être besoin d’un peu d’aide cette fois, dit-elle.
— Vous avez une baguette, fit Illon.
— Je crois qu’il y a des cas où une baguette, ça suffit pas. » Magrat se leva. « Mais je vais vous dire une bonne chose, ajouta-t-elle. J’aime pas cette maison. J’aime pas cette ville. Braisillon ?
— Oui ?
— Vous irez pas au bal. Je vous l’garantis… »
Elle se retourna.
« J’vous l’avais dit, murmura Illon en baissant les yeux. On les entend même pas. »
Une des sœurs se tenait au sommet de l’escalier descendant à la cuisine. Son regard fixe restait rivé sur Magrat.
On dit que tout le monde partage les attributs d’une espèce animale. Magrat devait entretenir une liaison mentale directe avec une petite créature à poil. Elle ressentait la terreur de tous les petits rongeurs face à la mort impassible. Par-dessus la menace du regard passaient toutes sortes de messages : l’inutilité de s’enfuir, la stupidité de résister, la certitude de l’oubli.
Elle savait qu’elle ne pouvait rien faire. Elle ne maîtrisait plus ses jambes. C’était comme si les ordres arrivaient directement de ce regard dans sa moelle épinière. Le sentiment d’impuissance était presque apaisant…
« Que les dieux bénissent cette maison. »
La sœur pivota à une vitesse logiquement inconcevable pour tout être humain.
Mémé Ciredutemps ouvrit la porte d’une poussée. « Oh, grands dieux, tonna-t-elle, et bon sang.
— Ouais, fit Nounou Ogg en forçant l’entrée derrière elle. Bon sang aussi.
— On est deux vieilles mendiantes, dit Mémé en s’avançant à grandes enjambées.
— On mendie de porte en porte, ajouta Nounou Ogg. On fait vraiment que passer. »
Toutes deux prirent Magrat par un coude et la soulevèrent.
Mémé se tourna vers Illon. « Et vous, mademoiselle ? »
La jeune fille secoua la tête sans lever les yeux.
« Non, fit-elle. J’dois pas m’en aller. »
Les yeux de Mémé s’étrécirent. « J’imagine que non, fit-elle. On a tous notre voie à suivre, c’est ce qu’on dit, enfin, les autres le disent, pas moi. Viens, Gytha.
— On y va », lança joyeusement Nounou.
Elles se retournèrent.
Une autre sœur apparut dans l’encadrement de la porte.
« Par tous les dieux, fit Nounou Ogg. Je l’ai même pas vue bouger !
— On allait partir, dit Mémé Ciredutemps d’une voix forte. Si ça vous fait rien, m’dame ? »
Elle croisa le regard fixe de plein fouet.
L’atmosphère crépita.
Puis Mémé Ciredutemps glissa entre ses dents serrées : « Quand j’te dirai de foncer, Gytha…
— Compris », fit Nounou.
Mémé tâtonna derrière elle et trouva la théière dont Magrat venait de se servir. Elle la soupesa doucement et discrètement.
« Prête, Gytha ?
— J’attends, Esmé.
— Fonce. »
Mémé lança la théière loin en l’air. Les têtes des deux sœurs pivotèrent d’un coup.
Nounou Ogg aida une Magrat chancelante à passer la porte. Mémé la claqua alors que la sœur la plus proche se précipitait, la bouche ouverte, trop tard.
« On a laissé la fille ! cria Nounou alors qu’elles enfilaient l’allée à toutes jambes.
— Les autres la gardent, dit Mémé. Elles vont pas lui faire de mal.
— J’ai encore vu personne avec des dents pareilles !
— Forcément, c’est pas des personnes ! C’est des serpents ! »
Elles gagnèrent la sécurité relative de la route et s’adossèrent contre le mur.
« Des serpents ? » fit Nounou, la respiration sifflante. Magrat ouvrit les yeux.
« C’est un coup de Lili, dit Mémé. Elle était bonne pour ces trucs-là, je m’souviens.
— Des vrais serpents ?
— Ouais, répondit Mémé d’un air sombre. Elle se lie facilement.
— Merde alors ! J’arriverais pas à faire ça, moi.
— Elle non plus, elle y arrivait pas pendant plus de quelques secondes. C’est à ça que servent les miroirs.
— Je… Je… bégaya Magrat.
— Ça va », la rassura Nounou. Elle leva les yeux sur Mémé Ciredutemps.
« T’as beau dire, on devrait pas laisser la fille, fit-elle. Dans une maison où se baladent des serpents qui s’croient humains.
— C’est pire que ça. Ils se baladent en se croyant des serpents, dit Mémé.
— Bon, si tu veux. Mais toi, tu fais jamais ça. Au pire, tu les embrouilles un peu sur ce qu’ils sont.
— Parce que c’est moi la gentille », dit Mémé d’un ton amer.