Mémé avait demandé avec insistance si elle était sûre de vouloir faire ça. Et elle avait découvert avec surprise qu’elle l’était effectivement. Même si les femmes serpents rôdaient déjà dans la maison. La fonction de sorcière impliquait de se rendre là où on n’avait pas envie d’aller.
Elle ouvrit les yeux.
Elle vit la robe, au milieu de la chambre, sur un mannequin de couturière.
Une chandelle klatchienne éclata au-dessus de Genua. Des étoiles vertes et rouges explosèrent dans les ténèbres veloutées ; elles allumèrent la soie et les pierres précieuses devant Magrat.
La sorcière n’avait jamais rien vu d’aussi beau.
Elle s’avança doucement, la bouche sèche.
Des vagues de brume chaude envahissaient le marais.
Madame Gogol touillait le chaudron.
« Qu’est-ce qu’elles font ? demanda Saturday.
— Arrêté le conte, répondit-elle. Ou… pitêt pas… »
Elle se leva.
« Toute mannyè, c’é à nous d’agi aprézan. On va à la clairiè. »
Elle regarda le visage de Saturday.
« T’as pè ?
— Je… connais ce qui va se passer après, dit le zombie. Même si on gagne.
— On connèt ça tous les dé. Mé on a eu douzan.
— Oui. On a eu douze ans.
— Epi Illon va condui la ville.
— Oui. »
Dans la cabane des cochers, Nounou Ogg et les valets s’entendaient, selon son expression, comme lardons en poêle.
Le second valet de pied sourit confusément au mur et s’affaissa en avant.
« Ça, c’est bien les jeunes d’achteure, commenta le cocher en chef en essayant de dégager sa perruque de sa chope. Ça tient pas la boich… la boiff… la route.
— Encore un p’tit coup, histoire de reprendre du poil de la bête, monsieur Trévise ? fit Nounou en remplissant la chope. Ou de l’écaille de l’alligator, ou ce que vous dites dans l’pays.
— M’est avis, dit le premier valet de pied, qu’on devrait apprêter l’caroche, qu’eche vous en dites ?
— M’est avis que vous avez l’temps d’en prendre encore un, fit Nounou Ogg.
— Ben aimab’, dit le cocher. Ben aimab’. À vot’santé, m’dammmm Goo… »
Magrat rêvait de telles robes. Tout au fond d’elle-même, aux premières heures de la nuit, elle dansait avec des princes. Non pas des princes timides et bûcheurs comme Vérence, chez elle au royaume de Lancre, mais des vrais, aux yeux bleu cristal et aux dents blanches. Et elle portait des robes de ce modèle. Des robes qui lui allaient.
Elle contempla les manches à ruches, le corsage brodé, la fine dentelle blanche. C’était aux antipodes de son… euh… Nounou Ogg appelait ça un « magrat », mais c’était un pantalon, et c’était très pratique.
Comme si le côté pratique avait une quelconque importance.
Elle la contempla un long moment.
Puis, la figure sillonnée de larmes qui changeaient de couleur à la lumière des feux d’artifice, elle empoigna le couteau et entreprit de tailler la robe en pièces.
La tête du cocher en chef rebondit doucement sur ses casse-croûte.
Nounou Ogg se releva sur des jambes un peu flageolantes. Elle recala sa perruque sous la tête paisiblement endormie du jeune valet de pied parce qu’elle n’était pas une mauvaise femme. Puis elle sortit dans la nuit.
Une silhouette s’anima près du mur.
« Magrat ? souffla Nounou.
— Nounou ?
— T’as vu la robe ?
— Vous vous êtes occupée des valets ?
— Bon, ça va, fit Mémé Ciredutemps en surgissant de l’ombre. Reste donc plus que l’carrosse. »
Elle se rendit avec affectation sur la pointe des pieds jusqu’à la remise de la voiture et ouvrit la porte. Le battant racla bruyamment les pavés.
« Chuuut ! » fit Nounou.
Il y avait un bout de chandelle et quelques allumettes sur un rebord. À force de tâtonnements, Magrat alluma la chandelle.
Le carrosse s’éclaira comme une boule de piste de danse.
Il était excessivement ouvragé, comme si on avait pris un carrosse parfaitement ordinaire puis succombé à une folie de bois découpé et de peinture dorée.
Mémé Ciredutemps en fit le tour.
« Un peu tape-à-l’œil, commenta-t-elle.
— J’trouve un peu dommage de le démolir », dit tristement Nounou. Elle se retroussa les manches puis, après réflexion, se coinça le bord de la jupe dans la culotte. « Doit bien y avoir un marteau quelque part, dit-elle en se tournant vers les établis le long du mur.
— Non ! Ça ferait trop de bruit ! souffla Magrat. Attendez… »
Elle sortit de sa ceinture la baguette méprisée, la serra fermement et l’agita en direction de la voiture.
Il y eut une brève bouffée d’air.
« J’en reviens pas, fit Nounou Ogg. J’aurais jamais pensé à ça. »
Par terre reposait une grosse citrouille orange.
« C’est rien du tout, dit Magrat en se permettant un petit accès de fierté.
— Hah ! Ça, c’est un carrosse qui roulera jamais plus, fit Nounou.
— Hé… tu peux aussi faire ça aux chevaux ? » demanda Mémé.
Magrat répondit non d’un signe de tête. « Hum, ce serait un peu cruel, je crois.
— T’as raison. T’as raison, reconnut Mémé. La cruauté envers des animaux pas malins, c’est inexcusable. »
Les deux étalons la regardèrent ouvrir les portes de leurs stalles avec une curiosité chevaline.
« Ouste, dit-elle. Y a de grandes prairies vertes quelque part dehors. » Elle jeta un bref coup d’œil à Magrat. « Vous v’ià émancipés. Vous allez trouver ça beau… de ch’val. »
La saillie tomba à plat.
Mémé soupira. Elle grimpa à la cloison de bois séparant les stalles, tendit la main, attrapa chacun des chevaux par une oreille et leur baissa doucement la tête au niveau de sa bouche.
Elle leur chuchota quelque chose.
Les chevaux tournèrent la tête et se regardèrent dans les yeux. Puis ils la baissèrent à nouveau sur Mémé.
Elle sourit et hocha du menton.
Ensuite…
Il est impossible pour un cheval de passer instantanément du départ arrêté au galop, mais ils y parvinrent presque.
« Qu’est-ce que vous avez bien pu leur dire ? demanda Magrat.
— Un mot secret de cavalier, répondit Mémé. Transmis au Jason de Gytha qui me l’a passé à son tour. Marche à tous les coups.
— Il te l’a dit ? s’étonna Nounou.
— Oui.
— Quoi ? Tout ?
— Oui », répéta Mémé d’un air suffisant.
Magrat se recoinça la baguette dans la ceinture. Ce faisant, un carré de tissu blanc tomba par terre.
Des pierres précieuses et de la soie blanches scintillèrent à la lumière de la bougie tandis qu’elle se baissait vite pour le ramasser, mais peu de choses échappaient à Mémé Ciredutemps.
Elle soupira.
« Magrat Goussedail… commença-t-elle.
— Oui, fit Magrat d’une voix soumise. Oui. Je sais. J’suis un bonnet sans coiffe. »
Nounou lui tapota gentiment l’épaule.
« C’est pas grave, dit-elle. On a fait du bon boulot ce soir. Cette Illon, elle a autant de chances d’aller au bal que moi de… de m’faire sacrer reine.