Un rire la secoua. Non pas le rire dément et strident de la mauvaise fée vaincue, mais celui plutôt agréable de qui vient de penser à une bonne blague.
L’air songeur, elle regarda la baguette. « Mais d’abord, ajouta-t-elle en revenant à la figure pâle d’Illon, ramenez donc ces vilains bonshommes qui se sont permis de se soûler. Quel manque de respect ! Et quand on n’a pas de respect, on n’a rien. »
Seul le cliquetis de la baguette troubla le silence de la cuisine.
Nounou Ogg goûta du bout des lèvres au grand verre posé sous son nez.
« J’comprends pas qu’ils mettent un parapluie dedans, fit-elle en aspirant la cerise à cocktail du bâtonnet. J’veux dire, est-ce qu’ils ont peur que la boisson se mouille ou quoi ? »
Elle sourit à Magrat et Mémé qui suivaient toutes deux d’un œil morne le défilé des festivités. « Déridez-vous, dit-elle. J’ai jamais vu deux têtes d’enterrement pareilles de toute ma vie.
— C’est du rhum pur que vous buvez, fit Magrat.
— Ça, tu l’as dit, répliqua Nounou en s’en envoyant une lampée. À la vôtre !
— C’était trop facile, fit Mémé Ciredutemps.
— C’était facile parce que c’est nous qui l’avons fait, dit Nounou. Quand y a un coup à faire, c’est à nous qu’il faut demander, hein ? Citez-m’en d’autres capables de débouler ici et de remplir une mission en un rien de temps, hein ? Surtout l’coup du carrosse.
— Ça fait pas un bon conte, insista Mémé.
— Oh, fais chier avec tes contes, répliqua Nounou avec hauteur. On peut toujours changer une histoire.
— Seulement aux bons moments. Et puis pourquoi ils lui trouveraient pas une nouvelle robe, des chevaux, un carrosse et tout ?
— Où ? Quand ? fit Nounou. C’est férié, aujourd’hui. Et y a plus l’temps, de toute façon. Le bal va commencer d’un moment à l’autre. »
Mémé Ciredutemps tambourinait des doigts sur le bord de la table du café.
Nounou soupira. « Quoi encore ? demanda-t-elle.
— Ça s’passe pas comme ça, répondit Mémé.
— Écoute, Esmé, la seule magie qui pourrait marcher maintenant, c’est une magie de baguette. Et c’est Magrat qu’a la baguette. » Nounou fit un signe de tête à sa jeune collègue. « Pas vrai, Magrat ?
— Hum.
— Tu l’as pas perdue, dis ?
— Non, mais…
— Alors voilà.
— Seulement… Hum… Illon a dit qu’elle avait deux marraines… »
La main de Mémé Ciredutemps s’abattit avec un bruit sourd sur la table. Le verre de Nounou s’envola et se renversa.
« C’est ça ! rugit Mémé.
— L’était presque plein. Mon verre était presque plein, lui reprocha Nounou.
— Allez, viens !
— Presque tout un verre de…
— Gytha !
— Est-ce que j’ai dit que je venais pas ? Je faisais juste remarquer…
— Tout de suite !
— Est-ce que je peux demander au serveur de m’en apporter un aut…
— Gytha ! »
Les sorcières avaient parcouru la moitié de la rue lorsqu’un carrosse déboucha en bringuebalant de l’allée pour s’éloigner lourdement.
« C’est pas possible ! fit Magrat. On s’en est débarrassées !
— On aurait dû la couper en morceaux, dit Nounou. C’est pas mauvais, la citr…
— On s’est fait avoir, fit Mémé qui ralentit avant de s’arrêter.
— Vous pouvez pas entrer dans l’esprit des chevaux ? » demanda Magrat.
Les sorcières se concentrèrent.
« C’est pas des chevaux, dit Nounou. On dirait…
— Des rats changés en chevaux, termina Mémé qui s’y entendait encore mieux pour entrer dans l’esprit des êtres que dans leur peau. Ils me rappellent le pauvre loup de l’autre fois. Dans leur tête, c’est comme un feu d’artifice. » Elle grimaça en éprouvant leurs sensations dans sa propre tête.
« J’parie, songea Mémé tout haut tandis que le carrosse virait à l’angle de la rue en dérapant, j’parie que je pourrais faire tomber les roues.
— C’est pas la bonne solution, dit Magrat. Et puis Illon est dedans !
— Y a peut-être un autre moyen, fit Nounou. J’connais quelqu’un qui pourrait entrer dans leur esprit sans problème.
— Qui ça ? demanda Magrat.
— Bon, on a toujours nos balais, répondit Nounou. Ça devrait être facile de le rattraper, non ? »
Les sorcières atterrirent dans une ruelle avec quelques minutes d’avance sur le carrosse.
« J’suis pas d’accord avec ça, dit Mémé. C’est le genre de truc que fait Lilith. Vous attendez pas à ce que j’approuve. Pensez au pauvre loup ! »
Nounou souleva Gredin de son nid dans les brins du balai.
« Mais Gredin est presque humain, de toute manière, dit-elle.
— Hah !
— Et c’est que temporaire, même si on s’y met toutes les trois. N’importe comment, ce sera intéressant de voir si ça marche.
— Oui, mais c’est mal, fit Mémé.
— Pas dans ce pays, on dirait.
— D’ailleurs, intervint Magrat d’un ton vertueux, ça peut pas être mal si ça vient de nous. On est du côté des bons.
— Ah oui, bien sûr, fit Mémé, ça m’était un moment sorti de l’idée. »
Nounou recula. Gredin, sentant qu’on attendait quelque chose de lui, s’assit sur son derrière.
« Vous devez reconnaître qu’on a rien trouvé de mieux, Mémé », dit Magrat.
Mémé hésita. Mais sous la répugnance pointait la petite flamme perfide de la fascination que l’idée exerçait sur elle. Et puis Gredin et elle se détestaient cordialement depuis des années. Presque humain, hein ? Qu’on lui donne un aperçu, alors, et on verra si ça lui plaît… Elle se sentit un peu honteuse de telles pensées. Mais pas trop.
« Oh, d’accord. »
Elles se concentrèrent.
Comme le savait Lili, changer la forme d’un objet exige une des magies les plus ardues qui soient. Mais c’est plus facile avec un être vivant. Après tout, un être vivant connaît déjà sa forme. Tout ce qu’il faut, c’est lui changer l’esprit.
Gredin bâilla et s’étira. À sa grande surprise, il continua de s’étirer.
Dans les méandres de son cerveau félin déferla une conviction, comme une marée. La conviction soudaine qu’il était humain. Davantage qu’une impression, une conviction sans réserve. La force brute de cette conviction inébranlable submergea son champ morphique, balaya les objections, redessina le schéma directeur de sa personnalité.
De nouvelles instructions refluèrent.
S’il était humain, il n’avait pas besoin de tout ce pelage. Et il devrait être plus grand…
Les sorcières le regardaient, fascinées.
« J’aurais jamais cru qu’on y arriverait », dit Mémé.
… pas d’oreilles pointues, les moustaches trop longues…
… lui fallait davantage de muscle, tous ces os n’avaient pas la bonne forme, les jambes devaient être plus longues…
Puis ce fut terminé.
Gredin se déplia et se leva, mal assuré sur ses jambes.
Nounou le regardait fixement, bouche bée.
Puis ses yeux descendirent plus bas.
« Bon d’là, lâcha-t-elle.
— Je crois, fit Mémé Ciredutemps, qu’on ferait bien de trouver des vêtements à lui enfiler tout d’suite. »
Ce fut assez facile. Une fois Gredin vêtu comme elle l’entendait, Mémé hocha la tête et recula.