« Tu peux ouvrir les yeux, Magrat, dit-elle.
— Je les ai pas fermés.
— Ben, t’aurais dû. »
Gredin tourna lentement sur lui-même, sa figure balafrée fendue d’un petit sourire nonchalant. Sous son apparence humaine, il avait le nez cassé et un cache noir couvrait son mauvais œil. Mais l’autre luisait d’un éclat à pousser un ange au péché, et son sourire aurait fait damner un saint. Une sainte, en tout cas.
Peut-être étaient-ce les phéromones, ou la façon dont ses muscles jouaient sous sa chemise de cuir noir, Gredin dégageait une espèce de lascivité diabolique graisseuse de l’ordre du mégawatt. À sa seule vue, les femmes se sentaient palpiter des ailes sombres dans leur nuit cramoisie.
« Euh… Gredin », fit Nounou.
Il ouvrit la bouche. Des incisives étincelèrent.
« Wrowwwwl, fit-il.
— Tu me comprends ?
— Ouiiii, Nounouuu. »
Nounou Ogg s’adossa au mur pour ne pas tomber.
Des sabots de chevaux se firent entendre. Le carrosse avait tourné dans la rue.
« Vas-y, arrête ce carrosse ! »
Gredin sourit encore et fonça hors de l’allée. Nounou s’éventa de son chapeau.
« Hou-là, fit-elle. Quand j’pense que je lui chatouillais le ventre… Pas étonnant que toutes les chattes braillent la nuit.
— Gytha !
— Ben, t’es toute rouge, Esmé.
— J’suis essoufflée, c’est tout.
— Marrant, ça. Si encore t’avais couru. »
Le carrosse descendait la rue en ferraillant.
Les cochers et valets de pied hésitaient sur leur identité. Leurs cerveaux tanguaient follement. Tantôt ils se sentaient des hommes avec des rêves, des idées de fromage et de couenne de lard. Tantôt des souris qui se demandaient pourquoi elles portaient des pantalons.
Quant aux chevaux… Les chevaux sont de toute façon un peu tarés ; qu’ils soient en outre des rats n’arrangeait rien.
Aucun n’avait donc l’esprit clair lorsque Gredin surgit de l’ombre et leur sourit.
« Wrowwwl », dit-il.
Les chevaux voulurent s’arrêter, ce qui est pratiquement impossible quand un carrosse continue de pousser par-derrière. Les cochers se pétrifièrent de terreur.
« Wrowwwl ? »
Le carrosse dérapa en crabe, percuta un mur par le travers et projeta les cochers par terre. Gredin en saisit un par le col et le secoua de haut en bas pendant que les chevaux affolés se démenaient pour se dégager de leurs brancards.
« Tu te sssauves, joujou à poils ? » suggéra-t-il.
Derrière les yeux épouvantés, homme et rongeur luttèrent pour prendre le commandement. Mais c’était se donner du mal pour rien. Dans les deux cas, la partie était perdue d’avance. La conscience qui oscillait d’un état à l’autre voyait tantôt un chat souriant, tantôt un costaud borgne d’un mètre quatre-vingts, tout en muscles et tout aussi souriant.
Le cocher rongeur s’évanouit. Gredin lui donna quelques tapes, des fois qu’il bougerait…
« Rrréveille-toi, petite souriiis… »
… puis s’en désintéressa.
La portière du carrosse trembla, se coinça et finit par s’ouvrir.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Illon.
— Wrowwwwl ! »
La bottine de Nounou Ogg percuta la nuque de Gredin.
« Ah non, pas de ça, mon gars, dit-elle.
— Envie, bouda Gredin.
— T’as toujours envie, c’est ça l’ennui. » Nounou sourit à Illon. « Venez donc, ma chère. »
Gredin haussa les épaules puis s’éloigna d’un air honteux en traînant derrière lui le cocher étourdi.
« Mais qu’est-ce qui se passe, dites ? gémit Illon. Oh. Magrat. C’est vous qu’avez fait ça ? »
Magrat se permit une pointe hésitante de fierté.
« J’ai bien dit que vous étiez pas obligée d’aller au bal, non ? »
Illon se retourna vers le carrosse hors d’état puis revint aux sorcières.
« Vous avez pas de femmes serpents avec vous, dites ? » demanda Mémé. Magrat serra la baguette.
« Elles s’en sont parties devant », répondit Illon. Elle se rappela quelque chose et son visage s’assombrit.
« Lilith a viré les vrais cochers en scarabées, murmura-t-elle. Tout de même, ils étaient pas si mauvais ! Elle s’est fait apporter des souris, elle les a changées en hommes, et puis elle a dit qu’il fallait rétablir l’équilibre, alors les sœurs ont amené les cochers, elle les a virés en scarabées et après… elle leur a marché dessus… »
Elle s’arrêta, horrifiée.
Un feu d’artifice explosa dans le ciel, mais dans la rue flottait une bulle de silence épouvanté.
« Les sorcières tuent pas les gens, dit Magrat.
— On est dans un pays étranger, marmonna Nounou en regardant ailleurs.
— Je crois, fit Mémé Ciredutemps, que vous devriez vous sauver d’ici, ma petite.
— Ç’a fait crac…
— On a les balais, dit Magrat. On pourrait toutes s’en aller.
— Elle a envoyé quèque chose après vous, fit mystérieusement Illon. Je la connais. Quèque chose qui vient d’un miroir.
— Alors, on se battra, dit Magrat.
— Non, fit Mémé. Je sais pas ce qui va se passer, mais ça se passera ici. On va envoyer la jeune demoiselle à l’abri quelque part et après… on verra.
— Mais si j’pars, elle le connaîtra, dit Illon. Elle s’attend à me voir au bal tout de suite ! Et elle va venir me chercher !
— Ça me paraît juste, Esmé, fit observer Nounou Ogg. Vaut mieux l’affronter sur le terrain de notre choix. J’ai pas envie qu’elle nous cherche par une nuit pareille. Je veux la voir arriver. »
Un battement d’ailes tomba des ténèbres au-dessus de la rue. Une petite forme sombre descendit en planant et se posa sur les pavés. Même dans l’obscurité ses yeux luisaient. L’air d’attendre, l’animal fixa les sorcières d’un regard bien trop intelligent pour un vulgaire volatile.
« C’est le coq de madame Gogol, non ? fit Nounou.
— Jamais je saurai vraiment ce que c’est, dit Mémé. Mais j’aimerais bien savoir de quel côté se tient sa maîtresse.
— Si c’est une bonne ou une méchante, vous voulez dire ? fit Magrat.
— C’est une bonne cuisinière, dit Nounou. J’crois que personne peut cuisiner aussi bien avec un vrai fond de méchanceté.
— Est-ce que c’est la femme qui reste dedans le marais ? demanda Illon. J’ai entendu des tas d’histoires sus elle.
— Elle a un peu trop la manie de changer les morts en zombies, dit Mémé. Et c’est pas bien.
— Et alors, nous on vient de changer un chat en une personne, une personne humaine, j’veux dire, rectifia Nounou en amoureuse des chats qu’elle était. C’est pas franchement bien non plus. C’est sûrement loin d’être franchement bien.
— Oui, mais on l’a fait pour de bonnes raisons.
— On connaît pas les raisons de madame Gogol… »
Un grognement s’échappa de la ruelle. Nounou s’y précipita, et on entendit bientôt ses réprimandes.
« Non ! Pose-le tout de suite !
— À moi ! À moi ! »
Legba fit quelques pas dans la rue en se pavanant, puis il se retourna et les regarda, toujours l’air d’attendre.
Mémé se gratta le menton, s’écarta un peu de Magrat et d’Illon et les jaugea. Puis elle pivota pour regarder autour d’elle. « Hmm, fit-elle. Lili s’attend à te voir, hein ?
— Elle peut regarder dedans les reflets, répondit nerveusement Illon.
— Hmm », fit à nouveau Mémé. Elle se fourra le doigt dans l’oreille et l’agita un instant. « Bon, Magrat, c’est toi la marraine du coin. C’est quoi, la chose la plus importante qu’on doit faire ? »