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Magrat n’avait jamais joué à un jeu de cartes de sa vie.

« Assurer la sécurité d’Illon », répondit-elle aussitôt, étonnée que Mémé reconnaisse que c’était elle, après tout, qui avait hérité de la baguette. « C’est ça le travail d’une marraine fée.

— Ah oui ? »

Mémé Ciredutemps fronça les sourcils.

« Tu sais, dit-elle, vous êtes à peu près de la même taille, vous deux… »

L’expression de perplexité de Magrat dura une demi-seconde avant qu’une autre d’horreur soudaine la remplace.

Elle recula.

« Faut que quelqu’un le fasse, dit Mémé.

— Oh, non ! Non ! Ça marcherait pas ! Ça marcherait sûrement pas ! Non !

— Magrat Goussedail, fit Mémé Ciredutemps d’un ton triomphant, tu vas aller au bal ! »

Le carrosse prit un virage sur deux roues. Debout sur le siège du cocher, Gredin tanguait, souriait comme un dément et faisait claquer son fouet. C’était encore mieux que sa balle en peluche avec une clochette dedans…

À l’intérieur du carrosse, Magrat était coincée entre ses deux aînées, la tête dans les mains.

« Mais Illon risque de se perdre dans le marais !

— Pas avec le coq qui lui montre le chemin. Elle sera plus en sécurité dans le marais de madame Gogol qu’au bal, ça me paraît évident, dit Nounou.

— Merci bien !

— Pas de quoi, fit Mémé.

— Tout le monde verra bien que c’est pas elle !

— Pas avec ton masque.

— Mais j’ai pas la même couleur de cheveux !

— J’peux te les teinter du tonnerre, pas de problème, dit Nounou.

— J’ai pas la bonne silhouette !

— On peut… » Nounou hésita. « Est-ce que tu peux, tu sais, bomber un peu plus la poitrine ?

— Non !

— Est-ce que t’as un mouchoir en trop, Gytha ?

— J’pense que je peux déchirer un bout de mon jupon, Esmé.

— Ouch !

— Là !

— Et ces pantoufles de verre me vont pas !

— À moi, elles me vont très bien, dit Nounou. J’les ai essayées.

— Oui, mais je chausse plus petit que vous.

— Ça ira, fit Mémé. T’auras qu’à passer une paire de mes chaussettes et elles t’iront comme un gant. »

À court d’excuses, Magrat en chercha désespérément une autre au hasard.

« Mais je sais pas comment faut se conduire dans les bals ! »

Mémé Ciredutemps dut reconnaître qu’elle n’en savait rien non plus. Elle haussa les sourcils en direction de Nounou.

« T’allais danser quand t’étais jeune, dit-elle.

— Ben, fit une Nounou Ogg promue professeur en mondanités, ce qu’il faut, c’est taper sur l’épaule des hommes avec ton éventail – tu l’as, ton éventail ? – et leur sortir des trucs comme “Fi, monsieur !” Faut aussi glousser, ça aide. Et battre un peu des cils. Et faire la moue.

— Comment je fais la moue ? »

Nounou Ogg lui montra.

« Beurk !

— T’inquiète pas. On sera là nous aussi.

— Et c’est censé me rassurer, c’est ça ? »

Nounou tendit le bras par-derrière Magrat et saisit l’épaule de Mémé. Ses lèvres formèrent les mots : Marchera pas. Dans tous ses états. Manque de confiance.

Mémé hocha la tête.

« C’est peut-être moi qui devrais le faire, dit Nounou d’une voix forte. Je suis déjà allée à des bals. J’parie que si je portais les cheveux longs, le masque, ces chaussures brillantes et qu’on raccourcissait un peu la robe, personne se rendrait compte de rien, qu’est-ce que vous en dites ? »

Magrat était tellement interloquée à la seule idée d’un tableau aussi fascinant qu’elle obéit sans réfléchir lorsque Mémé Ciredutemps lui ordonna : « Regarde-moi, Magrat Goussedail. »

Le carrosse-citrouille enfila l’allée du palais à toute allure, dispersant chevaux et piétons, puis freina devant l’escalier dans une gerbe de graviers.

« C’était drrrôlement amusant », dit Gredin. Dont l’intérêt passa à autre chose.

Deux laquais s’empressèrent de venir ouvrir la portière et furent presque projetés en arrière par la seule force de l’arrogance qui s’échappa de l’habitacle.

« Pressez-vous, paysans ! »

Magrat sortit majestueusement en écartant le majordome. Elle rassembla ses jupes et gravit en courant l’escalier revêtu d’un tapis rouge. Au sommet, un valet de pied eut la mauvaise idée de lui demander son billet.

« Espèce de larbin impertinent ! »

Reconnaissant instantanément le manque total de savoir-vivre des gens de bonne famille, le valet se dépêcha de reculer.

Près du carrosse, au bas des marches Nounou Ogg demanda : « Tu crois pas que t’as peut-être un brin forcé la dose ?

— Fallait ça, répondit Mémé. Tu la connais.

— On va entrer comment, nous ? On a pas de billets. Et on est pas habillées comme il faut non plus.

— Descends les balais de la galerie. On va directement en haut. »

Elle se posèrent sur les remparts d’une tour qui dominait le parc du palais. D’en dessous montaient les accents d’une musique raffinée que ponctuait régulièrement, depuis le fleuve, l’éclat sonore et lumineux des feux d’artifice.

Mémé ouvrit une porte engageante et descendit l’escalier en colimaçon qui débouchait sur un palier.

« Des tapis cossus par terre, commenta Nounou. Pourquoi y en a aussi sur les murs ?

— Ça, c’est des tapisseries, fit Mémé.

— Bon sang. On en apprend tous les jours. Enfin, moi, en tout cas. »

Mémé s’arrêta, la main sur un bouton de porte.

« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda-t-elle.

— Ben, j’ai jamais su que t’avais une sœur.

— On en a jamais parlé.

— C’est triste, des familles qui se brisent comme ça, fit Nounou.

— Huh ! T’as toi-même dit que ta sœur Béryl était une ingrate cupide avec autant de conscience qu’une huître.

— Ben, oui, mais c’est ma sœur. » Mémé ouvrit la porte.

« Ouais, ouais, dit-elle.

— Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce qu’y a ? Reste pas là. » Nounou passa la tête et jeta un coup d’œil dans la salle.

« Ça alors », fit-elle.

Magrat s’arrêta un instant dans la grande antichambre tendue de velours rouge. Des pensées étranges lui pétaradaient dans la tête, elle ne s’était pas sentie comme ça depuis le vin aux herbes. Mais une petite voix se débattait parmi ces pensées comme une minuscule pomme de terre prosaïque au milieu d’une gerbe de chrysanthèmes psychédéliques, et hurlait qu’elle ne savait même pas danser. En dehors des rondes.

Mais ça ne devait pas être difficile si des gens ordinaires y arrivaient.

La toute petite Magrat intérieure qui se démenait pour garder son équilibre sur la vague de confiance en soi se demanda si c’était la sensation qu’éprouvait en permanence Mémé Ciredutemps.

Elle souleva légèrement le bas de sa robe et regarda ses chaussures.

Ça ne pouvait pas être du vrai verre, sinon elle clopinerait déjà vers des soins d’urgence. Ça n’était pas transparent non plus. Le pied humain, organe utile au demeurant, ne présente aucun attrait particulier, sauf pour certains amateurs aux goûts très spéciaux.

Les chaussures étaient des miroirs. Des dizaines de facettes réfléchissaient la lumière.