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Mémé Ciredutemps n’aurait pas su reconnaître un schéma d’inéluctabilité quantique si elle en avait trouvé un en train de lui boulotter son dîner. Si on lui avait parlé de « paradigmes d’espace-temps », elle aurait répliqué : « Quoi ? » Mais elle n’était pas ignare pour autant. Le vocabulaire ne l’intéressait pas, voilà tout, surtout le charabia. Elle savait seulement que certains événements se répètent continuellement dans l’histoire de l’humanité, comme des clichés à trois dimensions. Des contes.

« Et maintenant on en fait partie ! Et j’peux pas l’arrêter, dit-elle. Y a forcément un point précis où je peux l’arrêter, et je l’trouve pas ! »

L’orchestre se mit à jouer. Une valse.

Magrat et le prince tourbillonnèrent une fois autour de la piste sans se quitter des yeux. Puis quelques couples osèrent les rejoindre. Après quoi, comme si l’ensemble du bal était une machine dont on venait de remonter le ressort, la piste se couvrit de danseurs et le bruit des conversations remplit à nouveau le silence.

« Allez-vous me présenter à votre amie ? » demanda Casanabo de quelque part près du coude de Nounou. Des valseurs les frôlaient lestement.

« Tout va se réaliser, dit Mémé, ignorant l’interruption de l’étage du dessous. Tout. Le baiser, les douze coups de minuit, la fuite, la pantoufle de verre à la traîne, tout.

— Aah, beurk, fit Nounou en s’appuyant sur la tête de son cavalier. J’aimerais encore mieux lécher des crapauds.

— Tout à fait mon type, poursuivit la voix légèrement assourdie de Casanabo. Les femmes dominatrices m’ont toujours beaucoup attiré. »

Les sorcières regardèrent le couple qui continuait de tourbillonner les yeux dans les yeux.

« J’pourrais leur faire un croche-patte, facile, dit Nounou.

— Non. Ça peut pas arriver, cette chose-là.

— Ben, Magrat a d’la sensibilité… Enfin, un peu, quoi. Elle va peut-être remarquer que quelque chose cloche.

— Je m’y connais, Gytha Ogg, dit Mémé. Elle remarquera rien jusqu’au moment où l’horloge sonnera minuit. »

Elles se retournèrent toutes deux et levèrent la tête. Il était à peine neuf heures.

« T’sais, fit Nounou Ogg. Les horloges sonnent pas minuit. Moi, j’ai l’impression qu’elles sonnent seulement midi. C’est une question de nombre de coups. »

Les deux sorcières levèrent à nouveau la tête vers l’horloge.

Dans le marais, Legba le coq noir chanta. Il chantait toujours au coucher du soleil.

Nounou Ogg gravit bruyamment quatre à quatre une autre volée de marches et s’appuya contre le mur pour reprendre son souffle.

C’était sûrement quelque part par-là.

« Ça t’apprendra ; une autre fois tu la fermeras, Gytha Ogg, marmonna-t-elle.

— Je pense que nous fuyons le tumulte du bal pour un tête-à-tête dans un coin tranquille ? » fit d’une voix pleine d’espoir Casanabo qui trottinait à sa suite.

Nounou s’efforça de l’ignorer et enfila un couloir poussiéreux au pas de course. Une rampe de balcon le bordait d’un côté, qui surplombait la salle de bal. Et là…

… une petite porte de bois.

Elle l’ouvrit d’un coup de coude. À l’intérieur, des rouages ronronnaient en contrepoint aux silhouettes qui dansaient en dessous comme mues par l’horloge, ce qui était métaphoriquement le cas.

La mécanique, songea Nounou. Une fois qu’on connaît la mécanique, on connaît tout.

Merde, je regrette de ne pas m’y connaître en mécanique.

« Très douillet », fit Casanabo.

Elle se faufila par l’ouverture et entra dans le local de l’horloge. Des roues dentées lui cliquetèrent sous le nez.

Elle les regarda un moment.

Bon sang. Tout ça rien que pour découper le temps en rondelles.

« Nous risquons d’être un tout petit peu à l’étroit, dit Casanabo du côté de son aisselle. Mais nécessité fait loi, madame. Je me souviens, une fois à Quirm, il y avait une chaise à porteurs et… »

Voyons voir, songea Nounou. Cette pièce-ci est reliée à cette pièce-là, celle-ci tourne, celle-là aussi mais plus vite, cette pièce hérissée de pointes gigote d’avant en arrière…

Oh, bah. Suffit de tordre le premier machin qui tombe sous la main, comme disait le grand prêtre à la vestale[25].

Nounou Ogg se cracha dans les paumes, empoigna la plus grosse roue dentée et la tordit.

La roue continua de tourner et l’entraîna à sa suite.

Merde alors. Oh, bon…

Elle fit alors ce que ni Mémé Ciredutemps ni Magrat n’auraient rêvé de faire en pareilles circonstances. Mais les périples de Nounou Ogg sur l’océan du badinage entre sexes opposés l’avaient entraînée plus loin qu’une virée au phare aller-retour, et elle ne vit rien d’avilissant à demander à un homme de l’aider.

Elle minauda à l’intention de Casanabo.

« Ce serait beaucoup plus confortable dans notre petit pied-par-terre si vous pouviez pousser un peu cette petite roue, dit-elle. Je suis sûre que vous pouvez y arriver, vous, ajouta-t-elle.

— Oh, pas de problème, petite madame », fit Casanabo. Il leva une main. Les nains sont extrêmement forts pour leur taille. La roue n’eut pas l’air de lui opposer la moindre résistance.

Dans un recoin du mécanisme quelque chose se rebiffa un instant avant de lâcher un clonk. Les grandes roues tournèrent à contrecœur. Les autres hurlèrent sur leurs axes. Une petite pièce importante fusa et rebondit dans un bruit métallique sur la tête ronde de Casanabo.

Et, beaucoup plus vite que ne l’avait jamais voulu dame Nature, les aiguilles tournèrent à toute allure sur le cadran.

Un nouveau bruit juste au-dessus des deux saboteurs poussa Nounou à lever la tête.

Son expression satisfaite s’évanouit. Le marteau qui sonnait les heures se relevait lentement en arrière. L’idée la frappa soudain qu’elle se trouvait pile sous la cloche à l’instant même où la cloche était à son tour frappée.

Bong…

« Oh, merde ! »

… bong…

… bong…

… bong…

La brume déroulait ses volutes dans le marais. Et des ombres l’accompagnaient, formes indistinctes en une telle nuit où la différence entre les vivants et les morts n’était qu’une question de temps.

Madame Gogol les sentait parmi les arbres. Les sans-abri. Les affamés. Les silencieux. Les abandonnés des hommes et des dieux. Le peuple de la brume et de la boue, dont la seule force résidait quelque part au-delà de la faiblesse, dont les croyances étaient aussi branlantes et informelles que leurs habitations. Et le peuple de la ville, non pas celui qui vivait dans les grandes maisons blanches et se rendait au bal dans de beaux carrosses, mais l’autre. Celui dont ne parlent jamais les contes. Les contes, dans l’ensemble, ne s’intéressent pas aux porchers qui restent porchers ni aux pauvres et humbles cordonniers dont le destin est de mourir légèrement plus pauvres et beaucoup plus humbles.

C’étaient ces gens-là qui faisaient marcher le royaume magique, qui lui préparaient ses repas, balayaient ses planchers, charroyaient ses vidanges, donnaient un visage à sa population, dont les désirs et les rêves peu exigeants ne tiraient pas à conséquence. Les invisibles.

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25

Chute d’une blague du Disque-monde hélas perdue pour la postérité.