Et moi qui suis là, songeait-elle. À tendre des pièges aux dieux.
Il existe diverses formes de vaudou dans le multivers, car c’est une religion qu’on peut concocter à partir de tous les ingrédients qui traînent alentour. Et toutes essayent, d’une certaine façon, d’appeler un dieu dans le corps d’un être humain.
C’était idiot, se disait madame Gogol. C’était dangereux.
Le vaudou de madame Gogol fonctionnait dans l’autre sens. C’est quoi, un dieu ? Un foyer de croyance. Dès que des gens croient, un dieu commence à se développer. D’abord timidement, mais s’il est une chose que le marais enseigne, c’est bien la patience. N’importe quoi peut devenir le siège d’une divinité. Une poignée de plumes entourée d’un ruban rouge, un chapeau et un manteau sur deux bouts de bois… n’importe quoi. Car lorsqu’on n’a pratiquement rien, n’importe quoi représente presque tout. Ensuite on le nourrit, on le met en confiance, comme une oie au destin de foie gras, on laisse son pouvoir grossir tout doucement et, le moment venu, on ouvre la voie… à l’envers. Un être humain pouvait dominer le dieu plutôt que le contraire. Il y avait un prix à payer par la suite, mais c’était toujours le cas. Pour ce qu’en savait madame Gogol, on finissait tous par mourir.
Elle but une gorgée de rhum et tendit le cruchon à Saturday.
Saturday en avala une lampée avant de passer le cruchon à ce qui avait peut-être été une main.
« On va koumansé », dit madame Gogol.
Le mort ramassa trois petits tambours et se mit à battre un rythme à la vitesse d’une pulsation cardiaque.
Au bout d’un moment, quelque chose tapota l’épaule de madame Gogol et lui tendit le cruchon. Il était vide.
Autant se lancer…
« Madanm Bon Anna souri moin. Mysié Auchamp garanti moin. Bonlonm Gran Pa guidé moin. Hotaloga André trapé moin.
» Moin sé entre limyère é nuit, mé ça fè ayen, passe que moin sé entre eux.
» Mi rhum pou vous. Tabak pou vous. Manjé pou vous. Maison pou vous.
» Aprézan kouté moin bien… »
… bong.
Pour Magrat, ce fut comme sortir d’un songe pour entrer dans un autre. Elle avait paresseusement rêvé qu’elle dansait avec le plus bel homme de l’assemblée, et… elle dansait avec le plus bel homme de l’assemblée.
Sauf qu’il portait deux ronds de verre fumé sur les yeux.
Magrat était peut-être un cœur tendre, une rêveuse invétérée et, comme disait Mémé Ciredutemps, un bonnet de nuit sans coiffe, mais elle n’aurait pas été sorcière sans certains instincts ni l’intelligence de leur faire confiance. Elle leva le bras et, avant que les mains de son cavalier aient le temps de réagir, arracha les morceaux de verre.
Elle avait déjà vu des yeux de ce genre, mais jamais chez un être vertical.
Ses pieds qui, la seconde d’avant, évoluaient avec grâce sur le parquet s’emmêlèrent brusquement.
« Euh… » commença-t-elle.
Et elle s’aperçut que les mains de l’homme, roses et parfaitement manucurées, étaient également froides et humides.
Magrat pivota et prit la fuite, bousculant les couples dans sa rage à se sauver. Ses jambes s’entortillèrent dans la robe. Les chaussures ridicules patinèrent sur la piste.
Deux valets de pied bloquaient l’escalier vers la sortie.
Les yeux de Magrat s’étrécirent. Il lui fallait quitter les lieux.
« Aïe !
— Ouille ! »
Puis elle repartit en courant et dérapa en haut des marches. Une pantoufle de verre glissa sur le marbre.
« Comment est-ce qu’on peut bouger dans ces machins-là ? » cria-t-elle au reste du monde. Sautillant frénétiquement sur un pied, elle retira sèchement l’autre chaussure et s’enfonça dans la nuit à toute allure.
Le prince gagna lentement le haut de l’escalier et ramassa la pantoufle abandonnée.
Il la tint dans ses mains. La lumière se réfléchissait sur les facettes.
Mémé Ciredutemps s’appuya dans l’ombre contre le mur. Toute histoire avait un tournant, et ce tournant était forcément proche.
Elle s’y entendait pour lire les pensées d’autrui, mais il lui fallait maintenant pénétrer dans les siennes propres. Elle se concentra. Plongea en elle-même… traversa les pensées ordinaires et soucis mineurs, plus vite, plus vite… franchit les couches de réflexion profonde… plus loin encore… passa des souvenirs scellés et encroûtés, des culpabilités anciennes et des regrets congelés, mais pas le temps de s’en occuper… plus profond… et là… le fil d’argent de l’histoire. Elle avait participé au conte, elle y participait, donc le conte devait être une partie d’elle-même.
Il afflua autour d’elle. Elle tendit la main.
Elle détestait tout ce qui prédestinait les gens, les dupait, les rendait un peu moins qu’humains.
Le conte filait comme une haussière d’acier. Elle l’empoigna.
Sous le coup, elle ouvrit les yeux. Puis elle s’avança.
« Excusez-moi, Votre Altesse. »
Elle arracha la chaussure des mains du duc et la brandit au-dessus de sa tête.
Son expression de satisfaction maléfique était horrible à voir.
Elle laissa alors tomber la chaussure.
Laquelle s’écrasa sur les marches.
Un milliers d’éclats miroitants s’éparpillèrent sur le marbre.
Enroulé sur la longueur de l’espace-temps en forme de tortue connu sous le nom de Disque-monde, le conte subit une secousse. Une extrémité se détacha en gigotant et s’enfonça dans la nuit, à la recherche d’un bout d’histoire auquel se nourrir…
Dans la clairière, les arbres s’agitèrent. Les ombres aussi. En principe, les ombres ne bougent pas à moins que la lumière ne bouge d’abord. Celles-là, si.
Les battements de tambour s’arrêtèrent.
Dans le silence retentirent des grésillements réguliers à mesure que de l’énergie parcourait le manteau suspendu.
Saturday s’avança. Des étincelles vertes lui volèrent des mains lorsqu’il prit le vêtement et l’enfila.
Son corps eut un soubresaut.
Erzulie Gogol lâcha un soupir.
« Vous là, dit-elle. Vous toujou vous-menm. Vous exactiment vous-menm. »
Saturday leva les mains, les poings serrés. Parfois un bras ou une jambe sursautait lorsque le pouvoir en lui tournait comme un écureuil en cage dans sa quête de liberté, mais elle constata qu’il le maîtrisait.
« Ça va vini pli facile », dit-elle plus gentiment à présent.
Saturday hocha la tête.
Le pouvoir qui l’habitait, songea-t-elle, lui donnait l’ardeur dont il avait manqué de son vivant. Il n’avait pas été un homme particulièrement bon, elle le savait. Genua n’avait pas été un modèle de vertu municipale. Mais au moins il n’avait jamais dit aux gens qu’ils voulaient qu’il les opprime et que tout ce qu’il accomplissait, c’était pour leur bien.
Autour du cercle, la population de la Nouvelle-Genua – l’ancienne Nouvelle-Genua – s’agenouilla ou s’inclina.
Il n’avait pas été un gouvernant facile. Mais il remplissait son rôle. Et quand il était despotique ou arrogant, ou franchement injuste, jamais il n’avait tenté de donner d’autre justification que celle d’être plus gros, plus fort et parfois plus méchant que les autres. Il n’avait jamais prétendu qu’il agissait ainsi parce qu’il était meilleur. Et il n’avait jamais dit aux gens qu’ils devaient être heureux, ne leur avait jamais imposé aucune espèce de bonheur. Le peuple des invisibles savait que le bonheur n’est pas la condition naturelle de l’humanité, et qu’il ne vient jamais de l’extérieur.