Saturday hocha encore la tête, de satisfaction cette fois. Lorsqu’il ouvrit la bouche, des étincelles lui fulgurèrent entre les dents. Et lorsqu’il pataugea dans le marais, les alligators se battirent pour s’écarter de son chemin.
Le calme était maintenant revenu dans les cuisines du palais. On avait depuis longtemps monté les immenses plateaux de viande rôtie, les têtes de porc avec des pommes dans la gueule, les diplomates à couches multiples. Un cliquetis de plats et de couverts entrechoqués parvenait des éviers géants à l’autre bout du local, où quelques servantes attaquaient la vaisselle.
Madame Aimable, la cuisinière, s’était préparé une assiettée de poisson-zèbre rouge avec une sauce à l’écrevisse. Elle n’était pas la meilleure cuisinière de Genua – rien ne valait le gombo de madame Gogol, on serait presque revenu de parmi les morts pour y goûter – mais la différence était aussi minime qu’entre, disons, le diamant et le saphir. Elle avait fait de son mieux pour préparer un bon banquet, parce qu’elle avait sa fierté professionnelle, mais elle ne se sentait pas capable de réaliser grand-chose avec des monceaux de viande.
La cuisine genuane, comme toutes les grandes cuisines du multivers, avait progressé grâce à des gens qui s’étaient décarcassés pour utiliser les ingrédients dont leurs maîtres ne voulaient pas. Personne n’aurait l’idée de manger un nid d’oiseau à moins d’y être obligé. Seule la faim pousserait un homme à goûter son premier alligator. On ne se rabattrait pas sur l’aileron si on avait la possibilité de manger le reste du requin.
Elle se versa un rhum, et elle prenait la cuiller lorsqu’elle se sentit observée.
Un costaud en pourpoint de cuir noir la regardait depuis la porte, un masque de chat roux pendu à la main.
C’était un regard sans détour. Madame Aimable se surprit à regretter de n’avoir pas arrangé ses cheveux et de ne pas porter une plus belle robe.
« Oui ? fit-elle. Qu’esse vous voulez ?
— Veux maaanger, madaaame Aimiaouable », répondit Gredin.
Elle le détailla de la tête aux pieds. On voyait de drôles de types à Genua ces temps-ci. Celui-ci devait être un invité du bal, mais elle lui trouvait un air très… familier.
Gredin n’était pas un chat heureux. On lui avait fait tout un plat parce qu’il avait fauché une dinde rôtie sur la table. Puis la femelle maigrichonne avec les dents en avant n’avait pas arrêté de minauder et de lui dire qu’elle le retrouverait plus tard dans la roseraie, ce qui n’était pas du tout la façon de procéder des chats, et ça l’avait déconcerté. Sans parler qu’il ne reconnaissait pas son corps et que la femelle non plus n’avait pas le physique adéquat. Et il y avait trop de mâles dans les parages.
Puis il avait flairé la cuisine. Les chats sont attirés par les cuisines comme les cailloux par la gravité.
« J’vous ai déjà vu quèque part ? » demanda madame Aimable.
Gredin ne répondit pas. Il suivait son nez vers une jatte posée sur une des grandes tables.
« Veuuux, fit-il.
— Des têtes de poisson ? » s’étonna madame Aimable. C’étaient en principe des déchets, même si son idée d’y ajouter du riz et quelques sauces spéciales en ferait un plat que les rois se disputeraient.
« Veuuux », répéta Gredin.
Madame Aimable haussa les épaules.
« Si vous voulez des têtes de poisson crues, mon vieux, prenez-les donc », dit-elle.
Gredin souleva la jatte d’un geste mal assuré. Il n’était pas très adroit de ses doigts. Puis il jeta un regard circulaire de conspirateur et se baissa sous la table.
On entendit des bruits d’ingurgitation enthousiaste et de jatte raclant le sol.
Gredin réapparut.
« Laiiit ? » suggéra-t-il.
Fascinée, madame Aimable tendit la main vers la cruche de lait et une tasse…
« Soucouuupe », fit Gredin.
… et une soucoupe.
Gredin prit la soucoupe, la fixa longuement et la posa par terre.
Madame Aimable le regarda d’un œil rond.
Gredin termina le lait et lécha ce qui lui restait dans la barbe. Il se sentait beaucoup mieux désormais. Et il y avait un grand feu, là-bas. Il s’y rendit à pas feutrés, s’assit, se cracha dans la patte et tenta de se laver les oreilles – en vain car, inexplicablement, ni ses oreilles ni sa patte n’avaient la bonne conformation –, puis il se roula en boule du mieux qu’il put. Pour un résultat peu concluant, vu qu’il semblait aussi affligé d’une colonne vertébrale inadéquate.
Au bout d’un moment, madame Aimable entendit un grondement grave et asthmatique.
Gredin essayait de ronronner.
Il avait le mauvais modèle de gorge.
Sous peu il allait se réveiller de mauvais poil et vouloir se battre.
Madame Aimable se remit à son dîner. Un grand costaud venait de manger une jatte de têtes de poisson, de laper une soucoupe de lait sous son nez et se reposait maintenant dans une position inconfortable devant le feu, mais elle s’aperçut qu’elle n’éprouvait aucune crainte. À vrai dire, elle résistait à une furieuse envie de lui gratter le ventre.
Magrat arracha l’autre pantoufle tandis qu’elle dévalait le long tapis rouge vers l’entrée du palais et la liberté. Partir, c’était ce qui comptait. Quitter les lieux pressait davantage qu’arriver quelque part.
Puis deux silhouettes émergèrent lentement de l’obscurité. Elle brandit la pantoufle d’un geste pathétique alors qu’elles approchaient dans un silence absolu, mais elle sentit leur regard même dans la pénombre.
La foule s’écarta. Lili Ciredutemps la fendit avec grâce dans un froufroutement de soie.
Elle toisa Mémé sans la moindre expression de surprise.
« Et tout en blanc, en plus, dit-elle d’un ton sec. Ma parole, ce que tu es chic.
— Mais je t’ai arrêtée, fit Mémé, encore essoufflée par l’effort. J’ai détruit la chaussure. »
Lili Ciredutemps regarda plus loin derrière la sorcière. Les sœurs serpents montaient les marches, soutenant entre elles une Magrat toute flasque.
« Ah, ces gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ! dit Lili. Ces saletés-là se font par paires, tu sais. »
Elle se rendit auprès de Magrat et lui arracha la deuxième pantoufle de la main.
« Intéressant, le coup de l’horloge, dit-elle en se retournant vers Mémé. Il m’a impressionnée. Mais ça ne sert à rien, tu sais. Une entreprise de ce genre ne s’arrête pas comme ça. L’histoire continue sur sa lancée, c’est inéluctable. On ne gâche pas une bonne histoire. Je le saurais. »
Elle tendit la pantoufle au prince, mais sans quitter Mémé des yeux.
« Elle lui ira », dit-elle.
Deux courtisans tinrent la jambe de Magrat pendant que le prince enfonçait avec peine la chaussure sur ses orteils récalcitrants.
« Là, fit Lili toujours sans baisser les yeux. Et arrête donc de chercher à m’infliger ton hypnotisme de sorcière à la mie de pain, Esmé.
« Elle lui va, dit le prince mais sans grande conviction.
— Oui, tout va, lança une voix joyeuse quelque part à l’arrière de la foule, quand on s’enfile deux paires de grosses chaussettes d’abord. »
Lili baissa la tête. Puis elle regarda le masque de Magrat. Elle avança la main et le lui arracha.
« Aïe !
— Pas la bonne fille, fit Lili. Mais ça n’a quand même pas d’importance, Esmé, parce que c’est la bonne pantoufle. Alors, tout ce qu’il nous reste à faire, c’est trouver la fille qui a la bonne pointure… »