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Il y eut de l’agitation aux derniers rangs de la foule. Des courtisans s’écartèrent pour laisser apparaître Nounou Ogg, couverte d’huile et de toiles d’araignée.

« Si c’est du trente-neuf étroit, j’suis votre homme, dit-elle. Attendez que j’enlève ces bottines…

— Je ne parlais pas pour vous, vieille femme, fit Lili d’une voix glaciale.

— Oh, si. On connaît la chanson, voyez. Le prince fait le tour de la ville avec la pantoufle pour trouver la fille à qui elle va. C’est ce que vous comptiez faire. Alors je vous évite pas mal de tracas, qu’est-ce que vous en dites ? »

Une ombre d’indécision passa sur la figure de Lili.

« Une fille, précisa-t-elle, en âge de se marier.

— Pas de problème de ce côté-là », riposta gaiement Nounou.

Le nain Casanabo donna fièrement un coup de coude dans les genoux d’un courtisan.

« C’est une amie très intime », plastronna-t-il.

Lili regarda sa sœur. « C’est toi qui fais ça. Ne va pas croire que je ne le sais pas, dit-elle.

— Moi, j’fais rien, répliqua Mémé. C’est la vie réelle qui suit toute seule son cours. »

Nounou prit la pantoufle des mains du prince et, sans que personne ait le temps de réagir, se l’enfila sur le pied.

Puis elle gigota son pied en l’air.

La chaussure lui allait comme un gant.

« Tenez ! fit-elle. Vous voyez ? Vous auriez pu y passer la journée.

— Surtout parce qu’il doit y avoir des centaines de trente-neuf…

— … étroit…

— … de trente-neuf étroit dans une ville de cette importance, poursuivit Mémé. Mais peut-être, évidemment, que tu serais allée du premier coup à la bonne adresse. T’aurais eu comme une intuition, tu vois ?

— Mais ça serait de la triche, ça », fit Nounou.

Elle donna un coup de coude au prince.

« J’voudrais juste ajouter, reprit-elle, que ça me gêne pas d’saluer la foule de la main, d’inaugurer des machins et de faire tout le bazar royal, mais pas question de dormir dans le même lit que Coco Bel-Œil, là.

— Parce qu’il dort pas dans un lit, fit Mémé.

— Non, il dort dans une mare, précisa Nounou. On est allées voir. Une grande mare d’intérieur.

— Parce que c’est une grenouille, expliqua Mémé.

— Avec des mouches partout, des fois qu’il se réveillerait la nuit et qu’il aurait un p’tit creux.

— Je m’en doutais ! s’exclama Magrat en s’arrachant à l’étreinte des gardes. Il avait les mains moites !

— Des tas d’hommes ont les mains moites, dit Nounou. Mais lui, c’est parce qu’il est une grenouille.

— Je suis un prince de sang royal ! protesta le prince.

— Et une grenouille, dit Mémé.

— Moi, je m’en fiche, fit Casanabo de quelque part en dessous. J’aime bien les relations multiples. Si vous avez envie de sortir avec une grenouille, ça me va… »

Lili passa la foule en revue. Puis elle claqua des doigts.

Mémé Ciredutemps prit conscience d’un silence soudain.

Nounou leva les yeux sur les badauds qui l’entouraient. Elle agita la main devant la figure d’un garde.

« Ça alors, fit-elle.

— Tu peux pas faire ça longtemps, dit Mémé. Tu peux pas retenir mille personnes longtemps. »

Lili haussa les épaules. « Les gens ne sont pas importants. Qui va se rappeler qui était au bal ? Ils vont seulement se souvenir de la fuite, de la pantoufle et de la fin heureuse.

— Je te l’ai dit. Tu peux pas relancer l’histoire. Et c’est une grenouille. Même toi, tu peux pas le garder sous forme humaine toute une journée. Il reprend sa forme normale la nuit. Il a une chambre avec une mare dedans. C’est une grenouille, dit Mémé tout net.

— Mais seulement à l’intérieur.

— C’est l’intérieur qui compte.

— L’extérieur, c’est quand même important, remarque, intervint Nounou.

— Des tas de gens sont des animaux à l’intérieur. Des tas d’animaux sont humains à l’intérieur, dit Lili. Où est le mal ?

— C’est une grenouille.

— Surtout la nuit », fit Nounou. L’idée d’un mari qui serait homme la nuit et grenouille le jour ne lui déplaisait pas ; évidemment il ne ramènerait pas de paye à la maison, mais d’un autre côté il userait moins le mobilier. Elle ne pouvait pas non plus s’empêcher de se perdre intérieurement en conjectures sur la longueur de sa langue.

« Et vous avez tué le baron, dit Magrat.

— Croyez-vous que c’était un homme particulièrement agréable ? fit Lili. Et puis il n’avait aucun respect pour moi. Quand on n’a pas le respect, on n’a rien. »

Nounou et Magrat se surprirent à regarder Mémé.

« C’est une grenouille.

— Je l’ai déniché dans le marais, dit Lili. J’ai tout de suite vu qu’il était intelligent. J’avais besoin de quelqu’un… facile à convaincre. Pourquoi les grenouilles n’auraient-elles pas leur chance ? Il ne fera pas un mari pire que beaucoup autres. Un seul baiser d’une princesse suffit pour sceller le sortilège.

— Beaucoup d’hommes sont des bêtes, fit Magrat qui avait trouvé cette idée quelque part.

— Oui. Mais c’est une grenouille, insista Mémé.

— Comprends-moi, fit Lili. Tu vois ce pays ? Que des marais et du brouillard. Sans personne pour le diriger. Mais moi, je peux en faire une grande ville. Pas une ville tentaculaire comme Ankh-Morpork, mais une ville qui fonctionne.

— La fille veut pas se marier avec une grenouille.

— Quelle importance ça aura dans cent ans ?

— Ç’en a maintenant. »

Lili leva les bras. « Qu’est-ce que tu veux, alors ? Tu n’as qu’à choisir. Il y a moi… ou la bonne femme du marais. La lumière ou les ténèbres. Le chaos obscur ou les dénouements heureux.

— C’est une grenouille et t’as tué le vieux baron, répéta Mémé.

— Tu aurais fait la même chose.

— Non. J’aurais pensé la même chose, mais je l’aurais pas faite.

— Quelle différence, au fond ?

— Vous voulez dire que vous l’savez pas ? » demanda Nounou Ogg.

Lili éclata de rire.

« Regardez-vous toutes les trois, fit-elle. Bouffies de bonnes intentions stériles. La pucelle, la mère et la vieille bique.

— Qui ça, la pucelle ? fit Nounou Ogg.

— Qui ça, la mère ? » fit Magrat.

Une lueur mauvaise fulgura dans l’œil de Mémé Ciredutemps, et elle ressembla un instant à la personne qui découvre qu’il ne reste plus qu’une paille quand tous les autres en ont tiré une longue.

« Qu’est-ce que je vais faire de vous, maintenant ? dit Lili. Je répugne vraiment à tuer les gens sauf en cas de nécessité, mais je ne peux pas vous laisser courir partout à faire des âneries… »

Elle se regarda les ongles.

« Alors je crois je vais vous boucler quelque part jusqu’à ce que cette histoire soit terminée. Et ensuite… est-ce que vous devinez ce que je vais faire ensuite ? Je vais espérer que vous vous échappiez. Après tout, je suis la bonne fée. »

Illon marchait prudemment dans le marais au clair de lune derrière la forme arrogante de Legba. Elle devinait des mouvements dans l’eau, mais rien n’en émergea – les mauvaises nouvelles dans le genre de Legba circulent vite, même parmi les alligators.

Une lumière orange apparut au loin : la cabane de madame Gogol, ou son bateau, ou ce qu’on veut. Dans le marais, la différence entre l’eau et la terre ferme n’était guère qu’affaire de choix du terme.

« Hello ? Y a quelqu’un ?