— Entré donc, pitite. Pran un siège. Riposé-toi un peu. »
Illon grimpa avec précaution sur la galerie branlante.
Madame Gogol était assise dans son fauteuil, une poupée déguenillée blanche sur les genoux.
« Magrat a dit…
— Erzulie sav tout ça. Approché-toi.
— Vous êtes qui ?
— Sé ton… zanmie, tifille. »
Illon se déplaça, prête à fuir s’il le fallait.
« Vous n’êtes pas une espèce de marraine fée, dites ?
— Non. Non, bondyés, pas marraine. Jisse une zanmie. Pèsonn t’a sivie ?
— Je… je ne crois pas.
— Pas grave si on t’a sivie, tifille. Pas grave. Pitêt faut quand menm allé un moment dans la rivyè. On sera pli tranquilles épi de l’eau autour. »
La cabane tangua.
« Vaut mié t’assise. Les pieds, ça va secoué jisquatan on entré dans de l’eau pwofond. »
Illon risqua quand même un coup d’œil.
La cabane de madame Gogol se déplaçait sur quatre pattes de canard géantes qui s’extirpaient pour l’instant du marais. Elles pataugèrent sur les hauts-fonds puis, en douceur, nagèrent jusque dans le fleuve.
Gredin se réveilla et s’étira.
Et ni les bons bras ni les bonnes pattes non plus !
Madame Aimable, qui était restée assise à le regarder, posa son verre.
« Qu’esse vous voulez faire asteure, monsieur l’matou ? »
Gredin se rendit à pas feutrés à la porte donnant sur le monde extérieur et la gratta.
« Veux sooortirrr, madaaame Aimiaouaable, dit-il.
— T’as jusse à tourner la poignée, là », fit-elle.
Gredin fixa la poignée de la porte comme quelqu’un qui cherche à pactiser avec un appareil de haute technologie, puis lança un regard implorant à la cuisinière.
Elle lui ouvrit la porte, s’écarta pour le laisser sortir furtivement, la referma, la verrouilla et s’adossa contre le battant.
« Illon sera à l’abri chez madame Gogol, dit Magrat.
— Hah ! lâcha Mémé.
— Moi, elle m’a bien plu, dit Nounou Ogg.
— J’fais pas confiance à ceux qui boivent du rhum et fument la pipe, cracha Mémé.
— Nounou Ogg fume la pipe et boit n’importe quoi, fit remarquer Magrat.
— Oui, mais c’est parce qu’elle est une vieille traînée dégoûtante », répliqua Mémé sans lever la tête.
Nounou Ogg s’ôta la pipe de la bouche.
« C’est vrai, dit-elle d’un ton aimable. On est rien si on entretient pas son image. »
Mémé leva les yeux de la serrure.
« Peux pas la bouger, dit-elle. En plus, c’est de l’octefer. Peux pas l’ouvrir par la magie.
— C’est idiot de nous avoir enfermées, fit Nounou. Moi, je nous aurais fait tuer.
— C’est parce que vous avez un bon fond, dit Magrat. Les bons sont innocents et créent la justice. Les méchants sont coupables, et c’est pour ça qu’ils inventent la pitié.
— Non, je comprends pourquoi elle a fait ça, dit Mémé d’un air sinistre. Pour qu’on sache qu’on a perdu.
— Mais elle a dit qu’on s’échapperait, fit Magrat. Je ne comprends pas. Elle doit savoir que les bons gagnent toujours à la fin !
— Seulement dans les contes, dit Mémé en examinant les gonds de la porte. Et elle se figure en avoir la charge, des contes. Elle les plie à sa volonté. Elle se croit la bonne fée.
— Remarquez, fit Magrat, moi, j’aime pas les marais. Sans le coup de la grenouille, tout ça, je comprendrais le point de vue de Lili…
— Alors, t’es rien qu’une imbécile de marraine fée, dit sèchement Mémé sans cesser de tripoter la serrure. On peut pas s’amuser à bâtir un monde meilleur pour les gens. Seuls les gens eux-mêmes peuvent se faire ça. Sinon, c’est qu’une cage. Et puis on bâtit pas un monde meilleur en coupant des têtes et en livrant d’honnêtes filles à des grenouilles.
— Mais le progrès… commença Magrat.
— Me parle pas de progrès. Le progrès, ça veut seulement dire que les mauvaises choses arrivent plus vite. Quelqu’un aurait une autre épingle à chapeau ? Celle-là est fichue. »
Nounou, qui avait la faculté de Gredin de se sentir immédiatement à l’aise partout où elle se trouvait, s’assit dans un angle de la cellule. « Un jour, dit-elle, j’ai entendu l’histoire d’un type enfermé pendant des années et des années qu’apprend des trucs incroyables sur l’univers et tout avec un autre prisonnier vachement intelligent, et après il s’échappe et il se venge.
— Quels trucs vachement intelligents est-ce que toi, tu connais sur l’univers, Gytha Ogg ? demanda Mémé.
— Que dalle, répondit joyeusement Nounou.
— Alors, on ferait bien de foutre le camp tout d’suite. »
Nounou sortit un morceau de carton de son chapeau, y trouva aussi un bout de crayon dont elle lécha la pointe et réfléchit un moment. Puis elle écrivit :
Cher Jason ound zo vaiter (comme ils disent dans les pays étrangers),
Alors voilà votre pauvre maire qui fait encore de la prizon, je suis une vieille récidivisse, va falloire menvoyer un gatau avec une queue-de-rat dedans et j’aurai des vêtements rayés, mais je blague. Voici un dessin de la prison. Je mets une croit où on est, mais c’est à l’intérieur. Je montre Magrat qui porte une robe chique, elle a joué une courgette, une dame de la cour. Et aussi Mémé qui en a mare parce qu’elle n’arrive pas à faire marcher la serrure, mais je pense que tout se passera bien vu que les bons gagnent à la faim, et les bons c’est nous. Et tout ça parce qu’une fille refuse d’épouser un prince qu’est un grand-duc mais en réalité une grenouille, et je dois dire que je la comprends, personne ne veut de descendants farcis de mauvais gênes, qui commencent leur vie dans des pots de confiture, qui sautent partout et se font crabouiller…
Elle fut interrompue par le son d’une mandoline, jouée avec un certain talent, directement de l’autre côté du mur, et une petite voix décidée entonna une chanson.
«… si consuenti d’amoure, ventre dimo tondreturo-ooo…
— J’ai faim mon amour de la salle à manger de ta chaude macération, dit Nounou sans lever la tête.
— … délia délia t’ozentro, audri t’dren vontarieeeeee…
— La boutique, la boutique, j’ai une pastille, le ciel est rose », poursuivit Nounou.
Magrat et Mémé échangèrent un regard.
« … guaranto del tari, bella pore di larientos…
— Réjouis-toi, beau chandelier, t’as une bien grosse…
— Je crois rien de tout ça, fit Mémé. T’inventes.
— Traduction mot à mot, dit Nounou. Je parle l’étranger comme une étrangère du cru, tu l’sais.
— Madame Ogg ? Est-ce vous, mon amour ? »
Toutes trois levèrent les yeux vers la fenêtre munie de barreaux. Une petite figure fouillait du regard l’intérieur du cachot.
« Casanabo ? fit Nounou.
— C’est moi, madame Ogg.
— “Mon amour”, marmonna Mémé.
— Comment vous avez grimpé à la fenêtre ? demanda Nounou en ignorant la réflexion de sa collègue.
— Je sais toujours où dénicher un escabeau, madame Ogg.
— J’imagine que vous savez pas où dénicher une clé ?
— Ça ne servirait à rien. Il y a trop de gardes devant votre porte, madame Ogg. Même pour une aussi fine lame que moi. Sa Seigneurie a donné des ordres stricts. Personne ne doit vous écouter, ni même vous regarder.