Saturday se dressait en haut de l’escalier.
Dans le silence monta le battement des tambours, et la musique qui avait précédé parut aussi insignifiante que le grésillement des grillons. On entendait à présent la véritable musique du sang ; toutes les autres jamais écrites n’étaient que tentatives pitoyables d’accompagnement.
Elle se déversa sur la piste de danse, et avec elle arrivèrent la chaleur et l’odeur végétale moite du marais. Un soupçon d’alligator flottait dans l’air – on ne sentait pas leur présence, mais la promesse de leur venue prochaine.
Les battements des tambours s’amplifièrent.
Une polyrythmie s’installa, qu’on devinait plus qu’on n’entendait.
Saturday chassa un grain de poussière de l’épaule de son vieux manteau et tendit un bras.
Au bout des doigts lui apparut le chapeau haut de forme.
Il tendit l’autre bras.
Du néant surgit en vrombissant la canne noire à pommeau d’argent qu’il saisit d’une main triomphante.
Il se coiffa du chapeau. Il fit tournoyer la canne.
Les tambours battaient. Sauf que… ce n’étaient peut-être plus des tambours à présent, on aurait dit une pulsation dans le sol, ou dans les murs, ou dans l’air. Une pulsation rapide, entraînante, et les invités virent leurs pieds bouger d’eux-mêmes parce qu’elle semblait atteindre les orteils via le cerveau postérieur sans passer par les oreilles.
Les pieds de Saturday s’agitaient aussi. Ils marquaient leur propre rythme saccadé sur le dallage de marbre.
Il descendit l’escalier en dansant.
Il tourbillonnait. Il bondissait. Les basques de son manteau claquaient. Puis il atterrit au bas des marches, et ses pieds heurtèrent la piste avec une résonance sourde comme le gong du destin.
Et alors seulement il y eut une réaction.
Un croassement s’échappa de la bouche du prince.
« Ça ne peut pas être lui ! Il est mort ! Gardes ! Tuez-le ! »
Il jeta un regard affolé vers les gardes près de l’escalier.
Le capitaine des gardes pâlit. « Je… euh… encore ? J’veux dire… j’crois pas… commença-t-il.
— Tout de suite ! »
Le capitaine leva nerveusement son arbalète. La pointe du carreau lui dessinait des huit devant les yeux.
« J’ai dit tout de suite ! »
La corde de l’arbalète vibra.
Il y eut un choc mat.
Saturday baissa les yeux sur les plumes plantées dans sa poitrine, puis il sourit et leva sa canne.
Le capitaine redressa la tête ; l’horreur d’une mort certaine lui figeait les traits. Il lâcha son arme, se retourna pour fuir et parvint à faire deux pas avant de basculer en avant.
« Non, lança une voix derrière le prince. Voilà comment on tue un mort. »
Lili Ciredutemps s’avança, blême de rage.
« Tu n’es plus d’ici, siffla-t-elle. Tu ne fais plus partie de l’histoire. »
Elle leva une main.
Les images fantomatiques dans son dos se concentrèrent sur elle, l’irisant davantage. Du feu argenté bondit à travers la piste.
Le baron Saturday tendit sa canne. La magie frappa et ruissela sur lui jusque par terre en laissant de petites traînées d’argent qui crépitèrent un instant avant de s’éteindre.
« Non, m’dame, dit-il, il n’existe aucun moyen de tuer un mort. »
Les trois sorcières suivaient la scène depuis l’entrée.
« Moi, j’ai senti le coup passer, dit Nounou. Ç’aurait dû le réduire en miettes !
— Réduire quoi en miettes ? lança Mémé. Le marais ? Le fleuve ? Le monde ? Il est tout à la fois ! Ah ça, c’est pas n’importe qui, la madame Gogol !
— Quoi ? fit Magrat. Comment ça, tout à la fois ? »
Lili recula. Elle leva encore la main et projeta une nouvelle boule de feu en direction du baron. Laquelle lui toucha le chapeau et rebondit en explosant comme un feu d’artifice.
« Quelle idiote, mais quelle idiote ! marmonna Mémé. Elle voit que ça marche pas et elle continue quand même !
— Je vous croyais contre elle, dit Magrat.
— Parfaitement ! Mais j’aime pas voir les gens agir bêtement. Ces trucs-là, ça sert à rien, Magrat Goussedail, même toi tu… Oh, non, elle va pas remettre ça… »
Le baron éclata de rire lorsqu’une troisième tentative s’enfonça dans le sol sans causer le moindre dégât. Il brandit alors sa canne. Deux courtisans s’écroulèrent face la première.
Lili Ciredutemps, qui reculait toujours, buta contre le pied du grand escalier.
Le baron s’avança sans se presser.
« Vous voulez essayer autre chose, ma p’tite dame ? » demanda-t-il.
Lili tendit les deux mains.
Les trois sorcières la sentirent : une aspiration terrible alors que Lili s’efforçait de concentrer toute la puissance disponible dans les parages.
Dehors, l’unique garde encore debout s’aperçut qu’il ne se battait plus contre un homme mais seulement contre un matou enragé, ce qui ne le réjouissait pas pour autant. Gredin se retrouvait en effet avec deux jeux de griffes supplémentaires.
Le prince poussa un hurlement.
Un hurlement long, allant en decrescendo, qui se termina en croassement quelque part au ras du sol.
Le baron Saturday fit un pas, un seul, appuyé, délibéré, et il n’y eut plus de croassement.
Les tambours se turent d’un coup.
Alors tomba un vrai silence, que troublait uniquement le froufrou de la robe de Lili qui gravissait les marches à toute allure.
« Mési, mesdames, dit une voix derrière les sorcières. Pouvez vous écarté, souplaît ? »
Elles se retournèrent. Madame Gogol était là qui tenait Braise par la main. Elle portait à l’épaule un gros sac brodé de couleurs vives.
Toutes trois regardèrent la femme vaudou faire descendre les marches à la jeune fille et la conduire à travers la masse silencieuse des invités.
« Ça non plus, c’est pas normal, dit Mémé tout bas.
— Quoi ? fit Magrat. Quoi ? »
Le baron Saturday donna un coup de sa canne par terre.
« Vous me connaissez, dit-il. Tous vous me connaissez. Vous savez qu’on m’a tué. Et maintenant me voici. On m’a assassiné, et qu’est-ce que vous avez fait… ?
— Et vous, madame Gogol, vous avez fait quoi ? marmonna Mémé. Non, on va pas laisser passer ça.
— Chhhut, j’entends pas ce qu’il dit, protesta Nounou.
— Il leur dit qu’ils peuvent le reprendre comme dirigeant, ou alors Braise, la renseigna Magrat.
— Ils auront madame Gogol, grommela Mémé. Elle sera la… l’éminence grasse.
— Ben quoi, elle est pas mal, dit Nounou.
— Dans le marais, oui, fit Mémé. Avec quelqu’un pour faire contrepoids, elle est pas mal. Mais une madame Gogol dictant sa conduite à toute une ville… là, ça va plus. La magie est bien trop importante pour servir à diriger une population. Et puis Lili se contentait de faire tuer les gens ; madame Gogol, elle, les emploierait en plus à couper du bois ou à d’autres travaux après leur mort. Je pense qu’au bout d’une vie bien remplie, on a droit à un peu de repos une fois décédé.
— Se laisser vivre, quoi », dit Nounou.
Mémé baissa les yeux sur sa robe blanche.
« Je préférerais mes anciens vêtements, dit-elle. Le noir, c’est la couleur normale pour une sorcière. »
Elle descendit les marches à grands pas et se mit les mains en porte-voix.
« You-hou ! Madame Gogol ! »
Le baron Saturday s’arrêta de parler. Madame Gogol fit un signe de tête à Mémé.