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« Oui, manzèl Ciredutemps ?

— Madame, rectifia sèchement Mémé avant d’adoucir à nouveau sa voix. Ça colle pas, vous savez. C’est elle qui devrait diriger la ville, c’est normal. Jusqu’ici vous avez utilisé la magie pour l’aider, rien à dire. Mais ça s’arrête là. La suite dépend d’elle. On fait pas les choses bien avec la magie. On empêche seulement de les faire mal. »

Madame Gogol se dressa de toute sa taille impressionnante. « Qui vous êtes pou di ce que moin peux fè et pas fè ?

— On est ses marraines fées, répondit Mémé.

— C’est vrai, confirma Nounou.

— Et on a une baguette, ajouta Magrat.

— Mé vous détesté lé marraines fées, man Ciredutemps, dit madame Gogol.

— On est d’un autre genre, fit Mémé. De celui qui donne aux gens ce dont ils sont sûrs d’avoir besoin, et non ce qu’ils se croient obligés de vouloir. »

Dans la foule fascinée, un certain nombre de lèvres remuèrent tandis que leurs propriétaires s’efforçaient de comprendre.

« Alo vous avez fè vot travail de marraines fées, dit madame Gogol qui réfléchissait plus vite que la moyenne. Vous l’avez bien fè.

— Vous avez pas écouté, répliqua Mémé. Le travail de marraine fée, c’est plus compliqué que ça. Elle peut faire une bonne gouvernante. Ou une mauvaise. Mais faut qu’elle le découvre toute seule. Sans que personne y mette son nez.

— Et si moin dis non ?

— Alors, je crois qu’on continuera à jouer les marraines fées.

— Vous sav dépi conbin de temps moin travaillé pou gagner ? demanda madame Gogol. Vous sav ce que moin perdi ?

— Maintenant vous avez gagné, et ça s’arrête là, répondit Mémé.

— Vous chèché à défié moin, man Ciredutemps ? »

Mémé hésita puis redressa les épaules. Ses bras décollèrent de ses flancs, presque imperceptiblement. Nounou et Magrat s’écartèrent légèrement.

« Si c’est ce que vous voulez.

— Vaudou moin cont vot… têtologie ?

— Si vous voulez.

— Et c’é quoi l’enjeu ?

— Plus de magie dans les affaires de Genua, répondit Mémé. Plus de contes. Plus de marraines. Rien que des sujets qui décident tout seuls. Pour le meilleur ou pour le pire. Le bien ou le mal.

— Oké d’acco.

— Et vous me laissez Lili Ciredutemps. »

L’inspiration de madame Gogol s’entendit à travers toute la piste de danse.

« Janmen !

— Hmm ? fit Mémé. Vous croyez que vous allez gagner, hein ?

— Moin pas envie vous fè du mal, man Ciredutemps, dit madame Gogol.

— Très bien. Moi non plus, j’ai pas envie que vous m’fassiez du mal.

— J’veux pas qu’on se batte », intervint Illon.

Toutes la regardèrent.

« C’est elle qui dirige, non ? fit Mémé. Faut écouter ce qu’elle dit.

— Moin resté dého la ville, fit en l’ignorant madame Gogol, mais Lilith pou moin.

— Non. »

Madame Gogol plongea la main dans son sac et brandit la poupée en haillons.

« Voyez ça ?

— Oui, je l’vois, dit Mémé.

— C’été pou elle. Ça pé êt pou vous.

— Je regrette, madame Gogol, fit Mémé d’un ton ferme, mais je sais où est mon devoir.

— Vous c’é une fanm entéligent, man Ciredutemps. Mais vous c’é loin di chez vous. »

Mémé haussa les épaules.

Madame Gogol tenait la poupée par la taille. Le jouet avait des yeux de saphir.

« Vous connèt la magie des mirais ? Ça, c’é comme mirai à moin, man Ciredutemps. Moin pé m’arrangé pou qu’elle représenté vous. Epi moin pé la fè souffri. Faut pas m’obligé à fè ça. Souplaît.

— Souplaît vous-même, madame Gogol. Mais je m’charge de Lili.

— Moi, je ferais gaffe si j’étais toi, Esmé, marmonna Nounou Ogg. Elle est forte à ce jeu-là.

— Je crois qu’elle peut être très cruelle, fit Magrat.

— J’ai le plus grand respect pour madame Gogol, dit Mémé. Une femme bien. Mais elle cause trop. À sa place, j’aurais déjà planté deux grands clous dans ce bidule.

— Ça, sûrement, fit Nounou. Heureusement que t’as un bon fond, toi.

— Bon, fit Mémé en haussant à nouveau le ton. Je vais aller chercher ma sœur, madame Gogol. C’est une affaire de famille. »

Elle se dirigea d’un pas résolu vers l’escalier.

Magrat sortit la baguette.

« Si elle fait du mal à Mémé, c’est orange vif, ronde et pleine de pépins qu’elle va passer le restant de ses jours, dit Magrat.

— J’crois pas qu’Esmé apprécierait que tu fasses un truc pareil, dit Nounou. T’inquiète pas. Elle croit pas à toutes ces histoires d’aiguilles et de poupées.

— Elle croit à rien. Mais ça compte pas ! Madame Gogol y croit ! C’est son pouvoir à elle ! C’est ce qu’elle croit, elle, qui compte.

— Tu te figures qu’Esmé le sait pas ? »

Mémé Ciredutemps atteignit le pied de l’escalier.

« Man Ciredutemps ! »

Mémé se retourna.

Madame Gogol tenait un long éclat de bois dans la main. En secouant la tête d’un air navré, elle le planta dans le pied de la poupée.

Tout le monde vit Esmé Ciredutemps grimacer.

Un autre éclat s’enfonça dans un bras de haillons.

Lentement, Mémé leva l’autre main et frémit lorsqu’elle se toucha la manche. Puis, boitant légèrement, elle continua de gravir les marches.

« Prochaine fois, moin pé piqué le cœur ! cria madame Gogol.

— J’en suis sûre. Vous connaissez votre affaire. Et vous le savez », lança Mémé sans se retourner.

Madame Gogol planta un autre éclat dans une jambe. Mémé s’affaissa et se cramponna à la rampe. À côté d’elle, une des grandes torches brûlait.

« Prochaine fois ! fit madame Gogol. Compris ? Prochaine fois. Moin pé le fè ! »

Mémé se retourna.

Elle regarda les centaines de visages levés vers elle.

Lorsqu’elle parla, sa voix était si douce qu’on dut tendre l’oreille.

« Je sais que vous pouvez faire ça aussi, madame Gogol. Vous avez la foi. Mais rappelez-moi une chose : on joue pour Lili, c’est ça ? Et pour la ville ?

— Quelle empotance, ça, aprézan ? fit madame Gogol. Vous allé pas bandonnen ? »

Mémé Ciredutemps se fourra un petit doigt dans l’oreille et l’agita d’un air songeur.

« Non, répondit-elle. Non, j’pense pas abandonner maintenant. Est-ce que vous me voyez, madame Gogol ? Vous me voyez bien ? »

Son regard parcourut l’assemblée et se posa une fraction de seconde sur Magrat.

Puis elle tendit le bras, prudemment, et le plongea jusqu’au coude dans la torche allumée.

Et la poupée dans les mains d’Erzulie Gogol s’enflamma.

Elle continua de brûler même après que la femme vaudou l’eut lâchée en poussant un cri. Elle brûla jusqu’à ce que Nounou, qui avait récupéré un cruchon de jus de fruit au buffet, s’en approche tranquillement en sifflotant entre ses dents et l’éteigne.

Mémé retira sa main. Intacte.

« Ça, c’est de la têtologie, dit-elle. Y a que ça de vrai. Tout le reste, c’est du bricolage. J’espère que j’vous ai pas fait mal, madame Gogol. »

Elle reprit son ascension de l’escalier.

Madame Gogol ne quittait pas des yeux les cendres mouillées. Nounou Ogg lui tapota aimablement l’épaule.

« Quelle manyè l’a fè ça ? demanda madame Gogol.

— Elle a rien fait. Elle vous l’a fait faire, répondit Nounou. Faut se surveiller quand on est devant Mémé Ciredutemps. J’aimerais bien voir un de ces p’tits cons zen l’affronter, un de ces jours.