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— Et c’est elle la gentille ? fit le baron Saturday.

— Ouais. C’est marrant la vie, j’trouve. »

Elle contempla d’un œil songeur le cruchon vide dans sa main.

« Ce qui lui faut, à ce truc-là, dit-elle avec la mine de qui arrive à une conclusion après mûre réflexion, c’est d’la banane, du rhum et plein de machins dedans… »

Magrat lui attrapa la robe alors que Nounou cinglait d’un pas décidé vers un daiquiri.

« Pas maintenant, dit-elle. Vaut mieux aller retrouver Mémé ! Elle a peut-être besoin de nous !

— J’y crois pas une seconde, fit Nounou. J’aimerais pas être dans les souliers de Lili quand Esmé va lui mettre le grappin dessus.

— Mais j’ai jamais vu Mémé si agitée. Faut s’attendre à tout.

— Tant mieux. » Nounou hocha la tête d’un air entendu à l’adresse d’un laquais qui, vif d’esprit, bondit au garde-à-vous.

« Mais elle pourrait faire quelque chose… de terrible.

— Parfait. Elle en a toujours eu envie, dit Nounou. Un autre décris banane, mahatma côte, fissa.

— Non. Ça serait pas une bonne idée, insista Magrat.

— Oh, d’accord », fit Nounou. Elle tendit le cruchon vide au baron Saturday qui le prit dans une espèce d’hébétude hypnotique.

« On va juste remettre les choses en ordre, dit-elle. Mille excuses. J’reprendrais bien un peu de mixture… s’il en reste. »

Une fois les sorcières parties, madame Gogol baissa la main et ramassa les restes humides de la poupée.

Deux ou trois personnes toussèrent.

« C’est tout ? fit le baron. Après douze ans ?

— Prince é mo, dit madame Gogol. Prince ou aut chose c’été.

— Mais tu as promis que je me vengerais d’elle ! dit le baron.

— Y aura rivanche, moin pensé. » Madame Gogol jeta la poupée par terre. « Lili combattu moin douzans et li janmen gagné. Celle-là gagné sans menm une goutte lasueur. Alos moin pensé y aura rivanche.

— Tu n’est pas obligée de tenir parole !

— Si. Moin tienne à quéchose. » Madame Gogol passa le bras autour de l’épaule d’Illon. « Voilà, tifille, dit-elle. Ton palais à toi. Ta ville. Pèsonne ici allé contesté. »

Elle lança un regard noir aux invités. Deux ou trois reculèrent.

Illon leva les yeux sur Saturday.

« M’est avis que je devrais vous connaître », dit-elle. Elle se tourna vers madame Gogol. « Et vous aussi. Je vous ai déjà vus tous les deux. Il y a longtemps ? »

Le baron Saturday ouvrit la bouche pour parler. Madame Gogol tendit la main.

« Nous pwonmèt, dit-elle. Faut pas s’en mêlé.

— Même nous ?

— Menm nous. » Elle se tourna vers Illon. « On est sèlment des gens.

— Vous voulez dire… fit Illon, j’ai trimé durant des années dedans une cuisine… et asteure… je dois gouverner la ville ? Comme ça ?

— Eh oui. »

Illon baissa la tête, plongée dans ses réflexions.

« Et tout ce que j’dis, on doit le faire ? » demanda-t-elle d’un air innocent.

Quelques toux nerveuses s’élevèrent dans l’assemblée.

« Oui », répondit madame Gogol.

Illon, immobile, continuait de regarder par terre en se rongeant négligemment l’ongle du pouce. Puis elle leva les yeux.

« Alors, la première chose que je veux, c’est la fin du bal. Tout de suite ! Je m’en vais aller retrouver le carnaval. J’ai toujours voulu danser au carnaval. » Elle passa en revue les visages inquiets autour d’elle. « C’est pas obligatoire de venir », ajouta-t-elle.

Les nobles de Genua avaient assez d’expérience pour savoir à quoi s’en tenir quand un dirigeant prétend qu’une chose n’est pas obligatoire. En quelques minutes il ne restait plus personne sur la piste en dehors de trois silhouettes.

« Mais… mais… je voulais ma vengeance, moi, dit le baron. Je voulais la mort. Je voulais le pouvoir pour notre fille.

— DEUX VŒUX SUR TROIS EXAUCÉS, CE N’EST PAS SI MAL. » Madame Gogol et le baron se retournèrent. La Mort reposa son verre et s’avança.

Le baron Saturday se redressa. « Je suis prêt à vous suivre », dit-il.

La Mort haussa les épaules. Prêt ou non, semblait-il dire, pour lui c’était du pareil au même.

« Mais je vous ai fait attendre, ajouta le baron. Douze ans ! » Il entoura de son bras l’épaule d’Erzulie. « Quand ils m’ont tué et jeté dans le fleuve, on vous a privé d’une vie !

— VOUS AVEZ CESSÉ DE VIVRE. VOUS N’ÊTES JAMAIS MORT. JE NE SUIS JAMAIS VENU VOUS CHERCHER.

— Non ?

— J’AVAIS RENDEZ-VOUS AVEC VOUS CE SOIR. »

Le baron tendit sa canne à madame Gogol. Il ôta son chapeau haut de forme. Il se débarrassa du manteau d’un mouvement d’épaules.

Ses plis crépitèrent d’énergie.

« Fini, le baron Saturday, dit-il.

— PEUT-ÊTRE. JOLI, LE CHAPEAU. »

Le baron se tourna vers Erzulie. « Je crois que je dois y aller.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? »

La femme vaudou regarda le chapeau dans ses mains. « Ripati dans le marais, répondit-elle.

— Tu pourrais rester ici. Je ne fais pas confiance à cette sorcière étrangère.

— Moin si. Alo moin ripati dans le marais. Cétains contes doit fini. Moin sav pas Illion va deveni, mais elle doit arrivé tout seule. »

Le trajet fut court jusqu’aux eaux brunes et lourdes du fleuve.

« Est-ce qu’elle vivra heureuse après ça ? demanda le baron.

— PAS ÉTERNELLEMENT. MAIS PEUT-ÊTRE SUFFISAMMENT LONGTEMPS. »

Ainsi finissent les contes.

La méchante sorcière est vaincue, la princesse en haillons réalise sa destinée, le royaume est restauré. Les beaux jours sont de retour. Éternellement beaux. Ce qui signifie que la vie s’arrête là.

Les contes veulent une fin. Ils se fichent de ce qui arrive ensuite…

Nounou Ogg suivait un couloir en haletant.

« J’ai encore jamais vu Mémé comme ça, dit-elle. Elle est d’une humeur très bizarre. Dans ces cas-là, elle est un danger pour elle-même.

— Elle est un danger pour tous les autres, fit Magrat. Elle… »

Les femmes serpents surgirent dans le couloir plus loin devant elles.

« Réfléchis, fit Nounou tout bas, qu’est-ce qu’elles peuvent nous faire ?

— Je supporte pas les serpents, souffla Magrat.

— Elles ont des dents, évidemment, dit Nounou comme si elle dirigeait une séance de travaux pratiques. Plutôt des crochets, d’ailleurs. Viens, ma fille. On va voir si on trouve un autre chemin.

— J’les déteste. »

Nounou tira Magrat qui ne bougea pas.

« Viens donc !

— J’les déteste vraiment.

— Tu pourras les détester encore mieux loin d’ici ! »

Les sœurs étaient presque sur elles. Elles ne marchaient pas, elles glissaient. Lili ne devait pas trop se concentrer à ce moment-là car elles ressemblaient plus que jamais à des serpents. Nounou crut distinguer des motifs d’écaillés sous la peau. Le menton n’avait rien d’humain.

« Magrat. »

Une sœur tendit la main. Magrat frémit.

La sœur serpent ouvrit la bouche.

Magrat leva alors les yeux et, presque distraitement, lui balança un coup de poing si violent que la sœur recula de plusieurs pas dans le couloir.

C’était un coup répertorié dans aucune Voie ni Sentier. Nul ne l’avait jamais expliqué par un schéma ni pratiqué devant la glace, un bandeau noué autour de la tête. Il sortait tout droit du lexique des réflexes de survie hérités de terreurs ancestrales.