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« Sers-toi d’la baguette ! cria Nounou en fonçant en avant. T’amuse pas à ninjer ! La baguette ! C’est fait pour ! »

L’autre serpent tourna instinctivement la tête afin de suivre le déplacement de Nounou, ce qui montre bien que l’instinct ne garantit pas toujours la conservation, car Magrat lui assena un coup derrière la tête. Avec la baguette. Le serpent s’affaissa en perdant sa forme humaine en cours de route.

L’ennui avec les sorcières, c’est qu’elles ne fuient jamais ce qu’elles détestent vraiment.

Et l’ennui avec les petits animaux à poil acculés, c’est que de temps en temps on tombe sur une mangouste.

Mémé Ciredutemps s’était toujours posé la question : qu’est-ce qu’une pleine lune a de tellement spécial ? Ce n’est qu’un grand rond de clarté. Et la nouvelle lune, que de l’obscurité.

Mais à mi-chemin entre les deux, quand la lune se tient entre le monde de la lumière et celui de l’obscurité, quand elle-même hésite… alors sans doute une sorcière peut-elle y croire.

Une demi-lune flottait pour l’heure au-dessus des brumes du marais.

Le nid de miroirs de Lili réfléchissait la lumière froide, comme il réfléchissait tout le reste. Les trois balais étaient appuyés contre le mur.

Mémé saisit le sien. Elle n’était habillée ni coiffée dans la couleur convenable ; il lui fallait quelque chose de familier.

Rien ne bougeait.

« Lili », lança doucement Mémé.

Sa propre image la regardait depuis les miroirs.

« Je peux tout arrêter maintenant, dit la sorcière. Prends mon balai, moi je prendrai celui de Magrat. Nounou partagera le sien avec elle. Et madame Gogol te laissera tranquille. Je me suis arrangée. On aurait bien besoin d’une sorcière de plus chez nous. Et plus question de marraines fées. Plus question de gens qu’on tue pour préparer leur fille à entrer dans un conte. Je sais que c’est pour ça que tu l’as fait. Viens chez nous. C’est une proposition que tu peux pas refuser. »

Un miroir coulissa sans bruit.

« Tu cherches à m’être agréable ? demanda Lili.

— Va pas te figurer que je fais ça de gaieté de cœur », répondit Mémé d’une voix plus normale.

La robe de Lili froufrouta dans le noir lorsqu’elle s’avança.

« Comme ça, dit-elle, tu as vaincu la femme du marais.

— Non.

— Mais c’est toi qui es là, pas elle.

— Oui. »

Lili prit le balai des mains de Mémé pour l’examiner.

« Me suis jamais servie de ces machins-là, fit-elle. On s’assied dessus et hop, ça part ?

— Avec celui-là, faut courir drôlement vite pour le faire décoller, dit Mémé, mais en gros, c’est ça.

— Hmm. Tu connais la symbolique du manche à balai ?

— Ç’a un rapport avec les arbres de mai, les chansons traditionnelles, ces machins-là ?

— Oh, oui.

— Alors j’veux pas l’savoir.

— Non, fit Lili. C’est ce qui me semblait. »

Elle rendit le balai.

« Je reste ici, dit-elle. Madame Gogol a peut-être un autre tour dans son sac, mais ça ne prouve pas qu’elle a gagné.

— Non. On est à la fin, tu vois, dit Mémé. C’est comme ça quand on change le monde en contes. T’aurais jamais dû faire ça. On change pas le monde en contes. On traite pas les gens comme des personnages, des objets. Mais si tu l’fais, faut savoir quand le conte se termine.

— Faut mettre ses meilleures chaussures et danser toute la nuit ?

— Quelque chose comme ça, oui.

— Alors que tout le monde va vivre éternellement heureux ?

— Ça, j’en sais rien, répondit Mémé. À eux de voir. Ce que je dis, moi, c’est que tu peux pas repartir à zéro. T’as perdu.

— Tu sais qu’une Ciredutemps ça ne perd jamais, dit Lili.

— Ce soir, y en a une qui apprend à perdre, fit Mémé.

— Mais nous, on est extérieures aux contes. Moi, parce que je… je suis le médium qui leur permet de se réaliser, et toi parce que tu les combats. Ils tournent autour de nous qui sommes au centre. Libres… »

Il y eut un bruit derrière elles. Les visages de Magrat et Nounou apparurent au sommet de la cage d’escalier.

« T’as besoin d’aide, Esmé ? » demanda prudemment Nounou.

Lili éclata de rire.

« Voilà tes petits serpents à toi, Esmé.

» Tu sais, ajouta-t-elle, tu es exactement comme moi. Tu ne vois pas ? La moindre de mes pensées, tu l’as eue toi aussi. La moindre de mes actions, tu l’as envisagée toi aussi. Mais le courage t’a manqué. C’est la différence entre les femmes de mon espèce et celles comme toi. Nous, on a le courage de faire ce que vous vous contentez de rêver.

— Ah oui ? dit Mémé. C’est ce que tu crois ? Tu crois que je rêve ? »

Lili bougea un doigt. Magrat flotta hors de la cage d’escalier en se débattant. Elle agita frénétiquement sa baguette.

« J’aime voir ça, dit Lili. Des gens qui font des vœux. Je n’ai jamais fait de vœu de ma vie. J’ai toujours préféré la réalisation. C’est beaucoup plus gratifiant. »

Magrat serra les dents.

« Je ne serais pas à mon avantage en citrouille, j’en suis sûre, chérie », dit Lili.

Elle fit un geste désinvolte. Magrat s’éleva.

« Tu serais étonnée de tout ce que je peux faire, reprit rêveusement Lili tandis que le jeune sorcière dérivait sans à-coups au-dessus du dallage. Tu aurais dû essayer les miroirs toi aussi, Esmé. C’est miraculeux. J’ai laissé vivre la femme du marais uniquement parce que je trouvais sa haine stimulante. J’adore qu’on me déteste, tu vois. Ça, tu le sais. C’est une forme de respect. Ça prouve qu’on fait de l’effet. Comme un bain froid en pleine chaleur. Quand les imbéciles se retrouvent impuissants, quand ils enragent devant leur existence futile, quand ils sont battus et qu’il ne leur reste plus qu’un trou acide au fond de l’estomac… eh bien, franchement, c’est comme une prière. Et les contes… les diriger… jouir de leur puissance… de leur réconfort… se trouver au beau milieu, bien caché… Tu comprends ça ? Le plaisir de voir les schémas se répéter. J’ai toujours aimé les schémas. À propos, si la Ogg persiste à vouloir se faufiler en douce derrière moi, je vais envoyer ta jeune amie planer au-dessus de la cour, et alors, Esmé, je pourrais m’en désintéresser.

— J’faisais juste un p’tit tour, fit Nounou. J’ai bien le droit.

— Tu as changé le conte à ta façon, et maintenant je vais le changer à la mienne, dit Lili. Une fois encore… il te suffit de partir. Tu t’en vas. Ce qui se passe ici n’a aucune importance. C’est une ville lointaine dont tu ne connais pas grand-chose. Je ne suis pas tout à fait sûre de pouvoir te battre sur le terrain de la magie, ajouta-t-elle, mais ces deux-là… elles n’ont pas ta trempe. Je pourrais les réduire en bouillie. J’espère que tu le sais. Alors, ce soir, d’après toi, une Ciredutemps apprend à perdre ? »

Mémé garda un instant le silence, appuyée sur son balai inutilisable.

« D’accord. Fais-la redescendre, répondit-elle. Et après, je te dirai que t’as gagné.

— J’aimerais bien te croire, fit Lili. Oh… mais c’est toi la gentille, non ? Tu es obligée de tenir parole.

— Regarde-moi. » Mémé marcha jusqu’au parapet et jeta un coup d’œil en dessous. La lune à double face était encore assez lumineuse pour éclairer la brume qui bouillonnait autour du palais comme une mer.

« Magrat ? Gytha ? dit-elle. Excusez-moi. T’as gagné, Lili. Je peux rien faire. »

Elle sauta.

Nounou Ogg se précipita et regarda par-dessus le bord juste à temps pour voir une forme imprécise disparaître dans la brume.