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Les trois femmes restées en haut de la tour prirent une inspiration profonde.

« C’est une astuce pour m’avoir par surprise.

— Non ! hurla Magrat en tombant sur les dalles.

— Elle avait son balai, fit observer Lili.

— Il marche pas ! Il voudra pas démarrer ! brailla Nounou. Très bien, fit-elle d’un ton menaçant en se dirigeant à grands pas vers la forme menue de Lili. On va t’effacer d’la figure ton air prétentieux… »

Elle s’arrêta lorsqu’une douleur argentine lui transperça le corps.

Lili éclata de rire.

« C’est vrai, alors ? dit-elle. Oui. Je le lis sur vos visages. Esmé s’est montrée assez intelligente pour comprendre qu’elle ne pouvait pas gagner. Ne soyez pas bêtes. Et ne gigotez pas cette baguette ridicule vers moi, mademoiselle Goussedail. Il y a longtemps que la vieille Desiderata m’aurait vaincue si elle avait pu. Les gens n’ont pas de jugeote.

— On devrait descendre, dit Magrat. Elle gît peut-être…

— C’est ça. Faites votre bonne action. Vous vous y connaissez sur ce plan-là, dit Lili tandis qu’elles couraient vers l’escalier.

— Mais on va revenir, gronda Nounou Ogg. Même si on doit vivre dans le marais avec madame Gogol et manger des têtes de serpent !

— Évidemment, fit Lili en arquant un sourcil. C’est ce que je disais. Faut garder des gens comme vous sous la main. Sinon on n’est jamais vraiment sûr d’être toujours opérationnel. C’est une manière d’équilibre. »

Elle les regarda disparaître dans l’escalier.

Un vent balayait le sommet de la tour. Lili rassembla ses jupes et se rendit au bord, d’où elle voyait les lambeaux de brume s’écouler au-dessus des toits loin en dessous. Elle percevait les accents faibles de la musique de danse qui serpentaient par les rues depuis le carnaval tout là-bas.

Bientôt minuit. Le vrai minuit, et non la version au rabais d’une vieille femme en train de se tortiller dans une horloge.

Lili tenta de percer l’obscurité au pied de la tour.

« Vraiment, Esmé, murmura-t-elle, tu prends très mal la défaite. »

Nounou tendit le bras et retint Magrat alors qu’elles dévalaient l’escalier en colimaçon.

« Moi, je ralentirais un peu, dit-elle.

— Mais elle est peut-être blessée… !

— Tout comme toi si tu rates une marche. Et puis, à mon avis, on retrouvera pas Mémé écrabouillée en tas quelque part. Mourir comme ça, c’est pas son style. À mon avis, elle l’a fait pour que Lili nous oublie et nous laisse tranquilles. À mon avis, elle s’est dit qu’on était… C’était comment, le nom de ce type, là, un Tsortien qu’on ne pouvait blesser que si on l’touchait en un point précis ? Personne l’a jamais vaincu jusqu’à ce qu’on découvre le point en question. Son genou, j’crois que c’était. On est le genou tsortien de Mémé, tu vois ?

— Mais tout le monde sait qu’il faut courir à toute vitesse pour démarrer son balai ! cria Magrat.

— Ouais, bien sûr, fit Nounou. C’est ce que je m’suis dit. Et maintenant je m’dis : à quelle vitesse on va quand on tombe ? À pic, j’entends ?

— Je… Aucune idée.

— À mon avis, Esmé s’est dit que ça valait le coup de le découvrir. C’est mon avis. »

Une silhouette apparut au détour de l’escalier ; elle montait à pas lents. Les deux sorcières s’écartèrent poliment pour la laisser passer.

« J’arrive pas à me rappeler quelle partie du corps fallait lui toucher, dit Nounou. Ça va me travailler toute la nuit, maintenant.

— LE TALON.

— Ah oui ? Oh, merci.

— PAS DE QUOI. »

La silhouette poursuivit son ascension.

« Il avait un masque réussi, je trouve », dit enfin Magrat.

Toutes deux cherchèrent mutuellement confirmation sur le visage de l’autre.

Magrat blêmit. Elle leva la tête vers le haut de l’escalier.

« On ferait peut-être bien de remonter quatre à quatre et… » commença-t-elle.

Nounou Ogg était beaucoup plus âgée. « On ferait mieux de remonter une à une », dit-elle.

Assise dans la roseraie sous la grande tour, Lady Volentia d’Arrangement se moucha.

Elle attendait depuis une demi-heure et elle en avait assez.

Elle espérait un tête-à-tête romantique : elle avait trouvé l’inconnu tellement charmant, comme timide et impatient à la fois. Au lieu de ça, elle avait failli recevoir un coup sur le crâne lorsque, dans un hurlement, une vieille sur un balai et, pour autant que la vitesse permettait d’en juger, vêtue de sa propre robe, avait jailli de la brume en piqué. Les bottines de la folle avaient labouré le massif de roses avant que la courbe de son vol lui fasse reprendre de l’altitude.

Et un matou à l’odeur repoussante n’arrêtait pas de se frotter contre ses jambes.

La soirée avait pourtant si bien commencé…

« ’alut, Votre Seigneurie ? »

Elle se retourna vers les buissons.

« Je m’appelle Casanabo », fit une voix pleine d’espoir.

Lili Ciredutemps pivota sur place lorsqu’elle perçut un tintement de verre en provenance du dédale de glaces.

Son front se plissa. Elle courut sur les dalles et ouvrit la porte du monde des miroirs.

Elle n’entendit que le bruissement de sa robe et le sifflement léger de sa propre respiration. Elle se glissa dans l’espace entre les cadres.

Ses images à l’infini lui renvoyèrent un regard approbateur. Elle se détendit.

Son pied buta alors contre quelque chose. Elle baissa la tête et vit sur les dalles, noir au clair de lune, un balai au milieu d’éclats de verre.

Ses yeux horrifiés se levèrent et croisèrent un reflet.

Le reflet lui retourna un regard noir.

« Où est le plaisir d’être vainqueur si le perdant est plus d’ce monde pour savoir qu’il a perdu ? »

Lili recula en ouvrant et refermant la bouche.

Mémé Ciredutemps sortit du cadre vide. Lili baissa les yeux, au-delà de sa sœur vengeresse.

« Tu as cassé mon miroir !

— C’était seulement pour ça, alors ? dit Mémé. Jouer les roitelettes dans une ville marécageuse ? Servir des contes ? C’est quoi, un pouvoir pareil ?

— Tu ne comprends pas… Tu as cassé le miroir…

— Ça s’fait pas, il paraît. Mais je m’suis dit : c’est quoi, sept ans de malheur de plus ? »

Une à une les images se brisent tout au long de la grande courbe du monde des miroirs, la fissure court plus vite que la lumière…

« Faut détruire les deux, sinon c’est dangereux… T’as rompu l’équilibre…

— Hah ! J’ai fait ça, moi ? »

Mémé s’avança, les yeux comme deux saphirs de rancune.

« J’vais te flanquer la raclée que maman t’a jamais donnée, Lili Ciredutemps. J’vais pas me servir de magie ni de têtologie, ni de badine comme celle de papa, et qui chômait pas, si je m’souviens bien ; non, j’vais l’faire à main nue. Pas parce que t’as été la méchante. Pas parce que t’as mis l’nez dans des contes. Tout le monde doit suivre sa voie. Mais – et je veux que tu comprennes bien ça – parce qu’après ton départ il a fallu que je sois la gentille. Tout l’amusement a été pour toi. Je vois pas comment te faire payer ce coup-là, Lili, mais j’vais quand même essayer…

— Mais… c’est… c’est… c’est moi la gentille, murmura une Lili blême tellement elle était secouée. C’est moi la gentille. Je ne peux pas perdre. Je suis la marraine. Toi, tu es la méchante sorcière… et tu as cassé le miroir… »