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…filant comme une comète, la fissure des miroirs atteint son point le plus éloigné, vire et revient en flèche au fil des mondes innombrables…

« Faut que tu m’aides à… Faut équilibrer les images… murmura faiblement Lili en reculant contre le miroir restant.

— La gentille ? La gentille ? Abreuver les gens de contes ? Leur déformer la vie ? C’est gentil, ça ? fit Mémé. Tu veux dire que tu t’es même pas amusée ? Si j’avais été aussi mauvaise que toi, j’aurais fait bien pire. Comme t’as jamais rêvé. »

Elle ramena la main en arrière.

… la fissure revient vers son point d’origine, chargée des reflets échappés de tous les miroirs…

Les yeux de Mémé s’écarquillèrent.

Le verre se fendilla, s’étoila derrière sa sœur.

Et, dans l’espace du miroir, son image se retourna, sourit béatement, tendit les bras hors du cadre et enlaça Lili Ciredutemps.

« Lili ! »

Tous les miroirs se fracassèrent et projetèrent des milliers d’éclats depuis le sommet de la tour qu’enveloppa un instant une poudre magique tintinnabulante.

Nounou Ogg et Magrat prirent pied sur le toit tels des anges vengeurs après une période de relâchement dans le contrôle de la qualité céleste.

Elles s’arrêtèrent.

Là où s’était trouvé le labyrinthe de miroirs il n’y avait plus que des cadres vides. Des bris de verre jonchaient les dalles, sur lesquels gisait une forme en robe blanche.

Nounou refoula Magrat derrière elle et s’avança prudemment en faisant crisser les éclats sous ses pas. Elle poussa doucement le corps étendu du bout de sa bottine.

« Balançons-la du haut de la tour, dit Magrat.

— D’accord, approuva Nounou. Fais-le, alors. »

Magrat hésita. « Ben, fit-elle, quand je parle de la balancer du haut de la tour, je veux pas dire la balancer moi personnellement, je veux dire que s’il y avait une justice, il faudrait la balancer…

— Alors je m’étendrais pas davantage sur la question si j’étais toi, fit Nounou en s’agenouillant prudemment sur les bouts de verre qui craquaient. Et puis j’avais raison. Ça, c’est Mémé. Cette figure-là, je la reconnaîtrais partout. Enlève ton jupon.

— Pourquoi ?

— Regarde ses bras, ma fille ! »

Magrat obéit. Puis elle porta les mains à sa bouche.

« Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Elle a voulu les passer à travers du verre, vu l’allure qu’ils ont, répondit Nounou. Enlève maintenant ton jupon et aide-moi à le déchirer en bandes, ensuite tu vas aller voir chez madame Gogol si elle a pas des onguents et si elle peut pas nous aider, et dis-lui que si elle peut pas, vaudra mieux pour elle avoir décampé loin d’ici demain matin. » Nounou palpa le poignet de Mémé. « Lili Ciredutemps pouvait peut-être nous réduire en bouillie, mais j’suis sûre que moi, j’pourrais lessiver madame Gogol les doigts dans l’nez, s’il le fallait. »

Nounou ôta son chapeau breveté indestructible et farfouilla du côté de la pointe. Elle en sortit un morceau de velours qu’elle déroula pour révéler une petite cachette contenant des aiguilles et une bobine de fil.

Elle lécha le fil et tendit une aiguille face à la lune en louchant.

« Oh, Esmé, Esmé, dit-elle en se penchant pour coudre, tu prends très mal la victoire. »

Lili Ciredutemps regarda le monde argenté aux couches multiples.

« Où je suis ?

— À L’INTÉRIEUR DU MIROIR.

— Je suis morte ?

— LA RÉPONSE À CETTE QUESTION, dit la Mort, SE SITUE QUELQUE PART ENTRE OUI ET NON. »

Lili se retourna, et un milliard de silhouettes se retournèrent en même temps qu’elle.

« Quand est-ce que je pourrai sortir ?

— QUAND VOUS AUREZ TROUVÉ CELLE QUI EST RÉELLE. »

Lili Ciredutemps se mit à courir à travers les reflets infinis.

Un bon cuisinier est toujours le premier à ouvrir sa cuisine le matin et le dernier à rentrer chez lui le soir.

Madame Aimable couvrit les feux. Elle procéda à un inventaire rapide de l’argenterie et compta les soupières. Elle…

Elle se sentit observée.

Un chat la fixait depuis l’entrée. Un gros chat gris. Il avait un œil d’un jaune-vert maléfique et l’autre d’un blanc nacré. Ce qui restait de ses oreilles rappelait une bordure de timbre. Pourtant, il avait un certain chic et dégageait une impression de je-peux-te-battre-d’une-seule-patte étrangement familière.

Madame Aimable le regarda un moment. Amie intime de madame Gogol, elle savait que l’enveloppe corporelle n’est qu’une question d’habitude personnelle profondément enracinée et qu’aux alentours du Samedi soir des morts tout bon Genuan apprend à davantage se fier à son jugement qu’à ses sens.

« Bon, fit-elle d’une voix à peine tremblante, j’gage que t’as envie d’autres tchuisses de poisson, euh… de têtes de poisson, j’veux dire, hein ? »

Gredin s’étira et fit le gros dos.

« Et y a du lait dans l’garde-manger », ajouta madame Aimable.

Gredin bâilla joyeusement.

Puis il se gratta l’oreille de sa patte postérieure. L’humanité, c’est bien à visiter, mais on n’aimerait pas y vivre.

Le lendemain.

« Le baume cicatrisant de madame Gogol a vraiment l’air de faire effet », dit Magrat. Elle brandit un pot à moitié plein d’une substance vert pâle, curieusement grumeleuse, dont on se demandait si l’odeur subtile n’imprégnait pas déjà l’ensemble du monde.

« Y a des têtes de moineau dedans, fit Nounou Ogg.

— Pas la peine de chercher à me faire peur, dit Magrat. Je sais que la tête de moineau c’est une espèce de plante. Un autre nom du pissenlit, je crois. C’est étonnant ce qu’on arrive à faire avec des plantes, vous savez. »

Nounou Ogg, qui avait passé une demi-heure instructive quoique révoltante à regarder madame Gogol préparer la mixture, n’eut pas le courage de la démentir.

« C’est vrai, fit-elle. Les plantes. T’es au courant de tout, j’vois ça. »

Magrat bâilla.

On avait mis le palais à leur disposition, même s’il les indisposait plus qu’autre chose. On avait installé Mémé dans la chambre voisine.

« Dors donc un peu, dit Nounou. J’vais aller relayer madame Gogol dans un moment.

— Mais Nounou… Gytha… fit Magrat.

— Hmm ?

— Tout… Tout… ce qu’elle disait quand on voyageait. C’était si… si démoralisant. Non ? Ne rien souhaiter, ne pas se servir de la magie pour aider les gens, ne pas pouvoir faire ce coup avec le feu… et après, elle nous sort le grand jeu ! Qu’est-ce que je dois en penser ?

— Ah, oui. Ç’a un rapport avec le général et le particulier, non ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Magrat se coucha sur le lit.

« Quand Mémé emploie des mots comme “tout le monde” ou “personne”, ça la concerne pas, elle, voilà ce que ça veut dire.

— Vous savez… à bien y réfléchir… c’est affreux.

— C’est ça, la sorcellerie. Quand on est au sommet. Maintenant… dors donc. »

Magrat était trop fatiguée pour objecter. Elle s’étendit et ne tarda pas à ronfler avec une certaine élégance.

Nounou continua de fumer un instant sa pipe en contemplant le mur.

Puis elle se leva de son siège et ouvrit la porte d’une poussée.