Madame Gogol leva la tête depuis son tabouret près du lit.
« Allez donc dormir un peu vous aussi, dit Nounou. J’vous remplace un moment.
— Quèque chose allé mal, fit madame Gogol. Mains li, c’é bien. Mé pas anvi se réveillé.
— Tout s’passe dans la tête, avec Esmé.
— Moin pé inventé nouveaux bondyés et toumonde va y croire très fort. Qu’est-ce vous en di ? » proposa madame Gogol. Nounou fit non de la tête.
« J’crois pas qu’Esmé aimerait ça. Elle est pas très portée sur les dieux. D’après elle, c’est un gaspillage d’espace.
— Moin pé tjuisiné le gombo, alos. Les gens allé vini de loin pou goûté li.
— Ça vaut peut-être le coup d’essayer, concéda Nounou. Les p’tits ruisseaux font les grandes rivières, moi j’dis toujours. Pourquoi vous vous y mettez pas ? Laissez donc l’rhum ici. »
Après le départ de la femme vaudou, Nounou fuma encore sa pipe et but un peu de rhum d’un air songeur en contemplant la silhouette alitée.
Puis elle se pencha tout près de l’oreille de Mémé et chuchota :
« Tu vas pas perdre, tout d’même ? »
Mémé Ciredutemps regarda le monde argenté aux couches multiples.
« Où je suis ?
— À L’INTÉRIEUR DU MIROIR.
— Je suis morte ?
— LA RÉPONSE À CETTE QUESTION SE SITUE QUELQUE PART ENTRE OUI ET NON. »
Esmé se retourna, et un milliard de silhouettes se retournèrent en même temps qu’elle.
« Quand est-ce que je pourrai sortir ?
— QUAND VOUS AUREZ TROUVÉ CELLE QUI EST RÉELLE.
— C’est une question piège ?
— NON. »
Mémé baissa les yeux sur elle-même.
« Celle-ci », dit-elle.
Tout ce que veulent les contes, c’est une fin heureuse. Pour qui ? ils s’en fichent.
Cher Jason eksetra,
Eh bien, Genua c’est fini mais j’ai arppis la médessine zombie de madame Gogol et elle m’a donné la ressete reçaite m’a dit comment faire un décris bananane et offert un machin étonnant ça s’apelle un banjo et c’est pluto une brave femme je trouve si on la perd pas de vue. Quant à Esmé elle a repris connaissance mais je sais pas, elle se conduit bizarrement et elle fait pas de bruit c’est pas dans ses habitudes alors je la garde à l’euil des fois que Lili nous aurait joué un tour dans le miroir. Mais je crois qu’elle va mieux parce qu’à son réveille elle a demandé à Magrat de regarder la braguette magique et après elle a tripoté et tourné les annaux et changé le pot de chambre en bouquet de fleurs alors Magrat a dit quelle arriverait jamais à faire ça avec la braguette et Mémé a répondu que c’était parce qu’elle perdait son temp à souaiter des choses au lieu de comprendre comment les réaliser. Moi je dis que c’est une bonne chose d’avoir jamais donné de braguette à Esmé quand elle était jeune, Lili aurait été de la rigolade à côté. Cijoint un dessin du cimtière où tu peux voir des gens enterrés dans des boîtes au-dessus du sol à cause de la terre trop humide parce que personne veut être mort et noyé à la fois. On dit que les voyages ouvrent l’esprit, je crois bien que je pourrais maintenant me sortir le mien par les oreilles et me le nouer sous le manton, salut, MAMAN.
Dans le marais, madame Gogol, la sorcière vaudou, suspendit la queue de pie sur son portemanteau rudimentaire, enfonça le chapeau au sommet du piquet et noua la canne à un bout de la traverse avec un morceau de ficelle.
Elle recula.
Elle entendit un battement d’ailes. Legba tomba du ciel et se percha sur le chapeau. Puis il chanta. D’habitude il ne chantait qu’au crépuscule, parce qu’il appartenait aux forces des ténèbres, mais pour une fois il avait envie d’annoncer la journée nouvelle.
Le bruit courut plus tard que tous les ans, le Samedi soir des morts, au plus fort du carnaval, quand les tambours battaient à plein régime et que le rhum commençait à manquer, un homme en queue-de-pie et haut-de-forme surgissait comme un beau diable du néant et menait la danse.
Après tout, même les contes doivent bien commencer quelque part.
Un plouf, puis les eaux du fleuve se refermèrent.
Magrat s’en repartit.
La baguette se posa dans la vase grasse où ne la touchèrent plus que les pattes de rares écrevisses de passage, lesquelles n’ont pas de marraines fées ni la possibilité de formuler le moindre souhait. Elle s’enfonça au fil des mois et, comme la plupart des choses, sortit des mémoires. Ce qu’on pouvait souhaiter de mieux.
Les trois balais s’élevèrent au-dessus de Genua, au milieu des volutes de brume qui s’enroulaient vers l’aube.
Les sorcières baissèrent les yeux sur les marais verts autour de la ville. Genua sommeillait. Les journées qui suivaient midi gras étaient toujours calmes, on dormait pour récupérer. Entre autres Gredin, pelotonné à sa place parmi les brins du balai de Nounou. Il avait quitté madame Aimable la mort dans l’âme.
« Et voilà, fini la douchée vita, commenta Nounou avec philosophie.
— On a pas dit au revoir à madame Gogol, dit Magrat.
— J’pense qu’elle sait qu’on va bien. Une femme savante, cette madame Gogol.
— Mais est-ce qu’on est sûres qu’elle va tenir sa parole ?
— Oui, affirma Mémé Ciredutemps.
— Elle est très honnête dans son genre, dit Nounou.
— Oui, y a d’ça, concéda Mémé. Mais j’ai aussi fait savoir que je pouvais revenir. »
Magrat se tourna pour regarder le balai de Mémé. Une grosse boîte ronde faisait partie des bagages arrimés par une sangle aux brins de l’engin.
« Vous avez pas encore essayé le chapeau qu’elle vous a donné, dit-elle.
— J’y ai jeté un coup d’œil, répliqua Mémé d’un ton glacial. Il me va pas.
— J’vois mal madame Gogol donner un chapeau qui va pas, fit Nounou. Montre-nous ça, tu veux ? »
Mémé renifla et ôta le couvercle de la boîte. Des boulettes de papier de soie chutèrent vers la brume lorsqu’elle en extirpa la coiffure.
Magrat et Nounou Ogg fixèrent l’objet, les yeux écarquillés.
Elles connaissaient évidemment le concept des couvre-chefs décorés de fruits – Nounou Ogg possédait elle-même un chapeau de paille noir agrémenté de cerises de cire pour les grandes occasions de querelles familiales. Mais celui-ci ne se limitait pas à des cerises. Il n’y avait guère que la pastèque à ne pas figurer au générique des fruits représentés.
« C’est vraiment très… étranger, fit Magrat.
— Allez, dit Nounou. Essaye-le. »
Mémé s’exécuta, un peu penaude, et parut grandie d’une bonne soixantaine de centimètres, essentiellement grâce à un ananas.
« Très original. Très… chic, fit Nounou. C’est pas tout le monde qui peut porter un chapeau comme ça.
— Les grenades vous vont bien, dit Magrat.
— Et les citrons, renchérit Nounou Ogg.
— Hé ? Vous vous moqueriez pas de moi, dites ? fit Mémé Ciredutemps d’un air soupçonneux.
— Vous voulez voir ce que ça donne ? proposa Magrat. J’ai un miroir quelque part… »
Le silence tomba comme un couperet. Magrat rougit. Nounou Ogg lui jeta un regard noir.
Elles observèrent Mémé d’un œil prudent.
« Ou-ui, fit-elle après ce qui parut une éternité, je crois que je devrais voir dans une glace ce que ça donne. »