— J’ai jamais cru à ces histoires-là, c’est… Comment ça, des armoires qui tombent dans les escaliers ? » fit Mémé. Elle respirait profondément. Si on n’avait pas connu la réputation de coriace de Mémé Ciredutemps, on aurait pu se figurer qu’elle venait d’éprouver l’émotion de sa vie et qu’elle mourait d’envie de se lancer dans une bonne vieille prise de bec.
« C’est ce qui s’est passé après la mort de ma grand-tante Sophie, expliqua Nounou Ogg. Trois jours, quatre heures et six minutes exactement après son dernier soupir, son armoire est tombée dans les escaliers. Mon Darren et mon Jason essayaient de la passer dans le virage et elle a glissé, comme qui dirait, comme ça. Inquiétant. C’est vrai, quoi, j’allais pas la laisser à son Agathe, tout de même, elle venait voir sa mère que le jour du Porcher, et c’est moi qui me suis occupée de Sophie jusqu’à la fin… »
Mémé se laissa submerger par la litanie habituelle et rassurante des querelles de famille de Nounou tandis qu’elle cherchait les tasses à thé à tâtons.
Les Ogg formaient ce qu’on appelle une famille étendue – en réalité non seulement étendue mais étirée, prolongée et vivace. Aucune feuille de papier normale n’aurait pu retracer leur arbre généalogique, lequel ressemblait de toute façon davantage à un bosquet de palétuviers. Et chacune des branches livrait une vendetta sourde et permanente à toutes les autres, depuis certains incidents célèbres comme « ce que leur Kevin a raconté sur notre Stanislas au mariage de la cousine Diana » et « qui a récupéré les couverts d’argent que tata Emma avait promis de léguer à notre Dorine à sa mort, j’aimerais bien le savoir, merci beaucoup, si ça ne vous embête pas ».
Nounou Ogg, en tant que matriarche incontestée, encourageait tous les partis sans distinction. C’était chez elle ce qui ressemblait le plus à un passe-temps.
La seule famille des Ogg cultivait assez de querelles pour alimenter toute une Sicile d’insulaires moyens pendant un siècle.
Ce qui poussait parfois un étranger inconscient à mettre son grain de sel, voire à faire à un Ogg une réflexion peu flatteuse sur un autre Ogg. Du coup, tous les Ogg sans exception se retournaient contre lui, tous les membres de la famille serraient les rangs comme les pièces d’une machine d’acier bien huilée pour procéder à l’élimination aussi impitoyable qu’instantanée de l’intrus.
Les habitants des montagnes du Bélier tenaient la vendetta des Ogg pour une chance. Imaginer qu’ils puissent retourner leur énergie formidable contre le reste du monde donnait des sueurs froides. Par bonheur, un Ogg n’acceptait de se bagarrer que contre un autre Ogg. C’était la famille…
C’est curieux, la famille, quand on y réfléchit…
« Esmé, ça va ?
— Quoi ?
— Tu fais trembler les tasses comme c’est pas permis ! Et y a du thé renversé sur tout le plateau. »
Mémé baissa un regard vide sur les dégâts et se ressaisit de son mieux.
« C’est pas d’ma faute si ces saletés de tasses sont trop petites », marmonna-t-elle.
La porte s’ouvrit.
« ’jour, Magrat, ajouta-t-elle sans tourner la tête. Qu’est-ce que tu fiches ici ? »
Les grincements spécifiques des gonds l’avaient renseignée. Magrat pouvait même ouvrir une porte en s’excusant.
La jeune sorcière se glissa sans un mot dans la chaumière, la figure rouge comme une tomate, les bras cachés derrière le dos.
« On est juste passées mettre de l’ordre dans les affaires de Desiderata, dit Mémé d’une voix forte.
— Et pas pour chercher sa baguette magique, fit Nounou.
— Gytha Ogg ! »
Nounou Ogg prit un instant l’air coupable puis baissa le nez.
« Pardon, Esmé. »
Magrat ramena les bras par devant.
« Euh… fit-elle avant de rougir davantage.
— Tu l’as trouvée ! s’exclama Nounou.
— Euh… non, dit Magrat sans oser regarder Mémé dans les yeux. Desiderata me l’a… donnée. »
Le silence crépita et bourdonna.
« Elle te l’a donnée, à toi ? fit Mémé Ciredutemps.
— Euh… oui. »
Nounou et Mémé échangèrent un regard.
« Ben ça ! fit Nounou.
— Elle te connaissait, alors ? demanda Mémé en se tournant vers Magrat.
— Je passais assez souvent pour regarder ses livres, confessa Magrat. Et… et elle aimait cuisiner des plats étrangers, mais personne par ici voulait y goûter, alors je venais lui tenir compagnie.
— Ah-ha ! Pour gagner ses faveurs ! cracha Mémé.
— Mais j’ai jamais pensé qu’elle me laisserait la baguette. Je vous assure !
— Doit y avoir une erreur, fit Nounou d’une voix douce. Elle voulait sans doute que tu la donnes à l’une de nous.
— C’est ça, sûrement, dit Mémé. Elle savait que t’étais bonne pour les commissions, tout ça. Voyons voir ça. »
Elle tendit la main.
Les phalanges de Magrat se serrèrent sur la baguette.
« … Elle me l’a donnée à moi… fit-elle d’une toute petite voix.
— Elle avait vraiment plus toute sa tête vers la fin, dit Mémé.
— … Elle me l’a donnée à moi…
— Marraine fée, c’est une grosse responsabilité, fit remarquer Nounou. Faut être débrouillarde, souple, subtile et capable de régler des affaires de cœur compliquées et tout. Desiderata savait sûrement ça.
— … Oui, mais elle l’a donnée à moi…
— Magrat Goussedail, je suis l’aînée des sorcières et je t’ordonne de me donner la baguette, dit Mémé. Ça n’amène que des ennuis !
— Doucement, doucement, fit Nounou. Tu pousses un peu, là…
— … Non… dit Magrat.
— Et puis t’es pas l’aînée des sorcières, ajouta Nounou. La mère Démât est plus vieille que toi.
— La ferme. De toute manière, elle est non compost mentale, dit Mémé.
— … Vous pouvez pas me donner d’ordres. Y a pas de hiérarchie chez les sorcières… fit Magrat.
— C’est de l’impudence, Magrat Goussedail !
— Non, c’en est pas, dit Nounou Ogg dans un effort pour ramener le calme. L’impudence, c’est quand on se balade sans porter de vêt… »
Elle s’arrêta. Les deux vieilles sorcières regardèrent un petit bout de papier s’échapper de la manche de Magrat et tomber en voltigeant par terre. Mémé fonça et le ramassa d’un geste vif.
« Aha ! lança-t-elle d’une voix triomphante. Voyons un peu ce qu’elle a vraiment dit, Desiderata… »
Ses lèvres remuèrent à mesure qu’elle lisait le mot. Magrat tâcha de rassembler son courage.
Deux ou trois muscles tressautèrent sur la figure de Mémé. Puis, calmement, elle froissa le bout de papier.
« C’est bien ce que je pensais, fit-elle, Desiderata dit qu’on doit donner à Magrat toute l’aide qu’on peut, vu qu’elle est jeune et tout. Pas vrai, Magrat ? »
Magrat leva les yeux sur la figure de Mémé.
Tu pourrais la contrer, songea-t-elle. Le mot était très clair… Enfin, le passage sur les vieilles sorcières l’était, en tout cas… et tu pourrais le lui faire lire tout haut. C’est clair comme le jour. Est-ce que tu veux rester éternellement troisième sorcière ? Puis la flamme de la rébellion qui s’était allumée dans un foyer peu familier mourut. « Oui, marmonna-t-elle d’un air désespéré, quelque chose comme ça.
— D’après le billet, il est très important qu’on aille quelque part je sais pas où pour aider quelqu’un à se marier avec un prince, reprit Mémé.