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— C’est à Genua, précisa Magrat. J’ai regardé dans les livres de Desiderata. Et faut qu’on s’arrange pour qu’elle se marie pas avec un prince.

— Une marraine fée qui empêcherait une fille de se marier avec un prince ? s’étonna Nounou. Ça m’a l’air un peu… contre nature.

— Ça devrait être un vœu facile à exaucer, en tout cas, reconnut Mémé. Y a des millions de filles qui se marient pas avec des princes. »

Magrat fit un effort.

« Genua, c’est vraiment très loin, dit-elle.

— J’espère bien, fit Mémé Ciredutemps. La dernière chose qu’on voudrait, c’est des pays étrangers tout près de chez nous.

— Je veux dire, le voyage sera long, insista Magrat d’un air piteux. Et vous… vous êtes plus toutes jeunes. »

Suivit un long silence pesant.

« On part demain, décréta Mémé Ciredutemps.

— Écoutez, fit Magrat au désespoir, pourquoi j’irais pas toute seule ?

— Parce que tu manques d’expérience en tant que marraine fée », répondit Mémé Ciredutemps.

C’en était trop, même pour l’âme généreuse de Magrat.

« Ben quoi, vous aussi, lança-t-elle.

— C’est vrai, admit Mémé. Mais faut dire… Faut dire… Faut dire qu’on en manque depuis beaucoup plus longtemps que toi.

— Pour ce qui est de manquer d’expérience, on a beaucoup d’expérience, dit Nounou Ogg d’un ton joyeux.

— Et c’est ça qui compte, toujours », conclut Mémé.

Il n’y avait qu’un seul petit miroir tacheté chez Mémé. Lorsqu’elle rentra, elle l’enterra au fond du jardin.

« Là, fit-elle. Et maintenant, essaye donc de m’espionner. »

On n’aurait jamais cru que Jason Ogg, maître forgeron et maréchal-ferrant, était le fils de Nounou. Plutôt que mis au monde, il donnait l’impression d’avoir été construit. Dans un chantier naval. À sa nature essentiellement lente et douce, la génétique avait jugé bon d’ajouter des muscles mieux adaptés à une paire de bouvillons, des bras comme des troncs d’arbre et des jambes comme quatre fûts de bière empilés deux par deux.

Dans sa forge embrasée on amenait les étalons de haras, les rois aux yeux rouges et mouchetés d’écume de la nation chevaline, les bêtes aux sabots comme des assiettes creuses qui avaient expédié des hommes ordinaires à travers des murs. Mais Jason Ogg connaissait le secret du mystérieux monde équestre et il entrait seul dans la forge, refermait poliment la porte et, au bout d’une demi-heure, en ressortait l’animal frais ferré et curieusement docile[10].

Derrière sa gigantesque silhouette soucieuse se groupait le reste de la famille foisonnante de Nounou Ogg et des tas d’autres villageois qui, voyant une animation alléchante à laquelle participaient des sorcières, ne pouvaient résister à ce qu’on appelait dans les montagnes du Bélier une bonne « oggasion de rigoler ».

« Alors on s’en va, mon Jason, fit Nounou Ogg. À ce qu’on dit, les rues des pays étrangers sont pavées d’or. Je vais sûrement faire fortune, hein ? »

Les sourcils touffus de Jason se froncèrent sous l’effort d’une réflexion intense.

« Dame, ça nous ferait pas d’mal, une nouvelle enclume dans c’te forge, suggéra-t-il.

— Si je reviens riche, t’auras plus jamais besoin de retourner à la forge », dit Nounou.

Jason se renfrogna.

« Mais j’aime ça, moi, la forge », dit-il lentement.

Nounou parut un instant décontenancée. « Ben, alors… Alors, t’auras une enclume en argent massif.

— Ça vaudra rin, m’man. Ça serait ben trop mou.

— Si j’te ramène une enclume en argent massif, t’auras une enclume en argent massif, mon garçon, que ça te plaise ou non ! »

Jason baissa sa grosse tête. « Oui, môman, dit-il.

— Tu veilleras à ce que quelqu’un passe aérer la maison tous les jours sans faute, ajouta Nounou. J’veux qu’on fasse du feu tous les matins dans la cheminée.

— Oui, môman.

— Et que tout le monde entre par-derrière, tu m’entends ? J’ai placé un sortilège à la porte d’entrée. Qu’est-ce qu’elles fichent, ces filles, avec mes bagages ? » Elle détala comme un coq nain gris criaillant après une bande de poules.

Magrat écoutait avec intérêt. Ses préparatifs à elle consistait en un grand sac contenant plusieurs changes de vêtements afin de répondre à tous les climats possibles dont souffraient les pays étrangers, et en un plus petit renfermant un certain nombre d’ouvrages à l’air fort utile récupérés dans la chaumière de Desiderata Lacreuse. Desiderata avait l’habitude de prendre beaucoup de notes et avait rempli des dizaines de petits livres d’une écriture soignée sous des têtes de chapitre du genre « À travers le désert du Grand Nef avec ma baguette et mon balai ».

Ce qu’elle avait oublié, semblait-il, c’était de consigner aucun mode d’emploi pour la baguette. Pour ce qu’en savait Magrat, on l’agitait et on faisait un vœu.

Sur le chemin de sa chaumière, plusieurs citrouilles subitement apparues attestaient qu’il s’agissait là d’une méthode douteuse. L’une d’elles se prenait toujours pour une hermine.

À présent, Magrat se retrouvait seule avec Jason qui frottait des pieds par terre.

Il la salua en portant la main à son front. On lui avait appris à témoigner du respect envers la gent féminine, et Magrat se classait grosso modo dans cette catégorie.

« Vous veillerez sur notre môman, s’pas, dame Goussedail ? demanda-t-il d’un ton où perçait l’inquiétude. À s’conduit drôlement. »

Magrat lui tapota doucement l’épaule.

« Ce genre de chose, ça arrive tout le temps, dit-elle. Vous savez, une femme élève une famille et tout, et après elle veut vivre sa vie.

— C’est la vie d’qui donc qu’elle a vécue chez nous, alors ? »

Magrat lui lança un regard déconcerté. Elle n’avait pas douté du bon sens de son idée lorsqu’elle lui était venue.

« Vous voyez, ce qui se passe, dit-elle en inventant une explication au fur et à mesure, c’est qu’il arrive un moment dans la vie d’une femme où elle veut se retrouver.

— Pourquoi qu’elle a pas commencé par chercher ici ? fit Jason d’une voix plaintive. Voyez, c’est pas pour dire, mais on comptait sur vous pour les persuader, elle et dame Ciredutemps, de pas s’en aller.

— J’ai essayé. J’ai vraiment essayé. Je leur ai dit : Vous allez tout de même pas vous en aller, que je leur ai dit. Le poids des ans, j’ai dit. Plus toutes jeunes, j’ai dit. C’est ridicule de faire des centaines de kilomètres pour une chose pareille, surtout à votre âge. »

Jason pencha la tête de côté. Jason Ogg n’avait aucune chance de figurer dans la finale pour la sélection du championnat disque-mondial de vivacité d’esprit, mais il connaissait sa mère.

« Vous avez dit ça à notre môman ? fit-il.

— Écoutez, vous inquiétez pas, reprit Magrat, je suis sûre que rien de mal peut lui… »

Il y eut un fracas quelque part au-dessus de leurs têtes. Quelques feuilles d’automne voltigèrent doucement jusqu’à terre.

« Putain d’arbre… Qui c’est qui m’a mis ce putain d’arbre là ? râla une voix tombant du ciel.

— C’est sûrement Mémé », dit Magrat.

C’était un des points faibles du caractère par ailleurs très affirmé de Mémé Ciredutemps : elle ne s’était jamais souciée d’apprendre à conduire les engins. C’était contraire à sa nature. De son point de vue, c’était à elle de bouger, au reste du monde de s’arranger pour qu’elle arrive à destination. Ce qui voulait dire qu’elle devait régulièrement descendre d’arbres auxquels elle n’avait jamais grimpé. Comme maintenant. Elle se laissa tomber pour le dernier mètre et mit tout le monde au défi d’oser un commentaire.

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10

Mémé Ciredutemps l’avait un jour pressé de questions là-dessus et, comme on ne peut rien cacher à une sorcière, il avait timidement répondu: «Ben, m’dame, v’là comment que ça s’passe: j’me l’attrape, j’y flanque un coup d’marteau entre les deux yeux avant qu’y comprenne ce qu’y arrive, pis j’y cause tout bas dans l’creux de l’oreille. J’y dis: Fais-moi une crasse, mon salaud, et tes couilles vont finir sur l’enclume, j’en suis capable, t’sais.»