– Oui.
– Alors, dis-lui que tu as fait ce que tu pouvais, mais que ça n’a servi à rien.
– Je me disais qu’on pouvait essayer, juste une fois, en prenant des précautions et seulement avec des volontaires…
– Oublie ça, Méto. Bonne nuit.
Il a déjà détourné la tête. Je n’existe plus pour lui. César 1 m’a souvent énervé. Plus jeune, j’ai plusieurs fois rêvé qu’il participait un soir à une claque tournante et que j’étais juste à côté de lui. Mon coup violent l’envoyait voler à travers le dortoir. Pourtant, je ne suis pas sûr que ça aurait suffi à gommer ce regard impassible pour bien longtemps.
Je retrouve Marcus devant les lavabos. Il m’attendait.
– Alors, tu ne t’es pas attiré d’ennuis avec cette histoire ?
– Rémus va être déçu. Je le lui dirai demain. J’ai encore un petit espoir que César change d’avis pendant la nuit.
– C’est à propos de l’inche ? C’est ça ?
– Oui, j’ai proposé d’organiser une partie avec des volontaires pour jouer avec lui une dernière fois.
– Tu n’en trouveras pas beaucoup pour prendre un tel risque. Regarde, dans la journée, tout le monde l’évite. À part toi, Octavius et Claudius, bien sûr… Il fait peur.
Crassus nous rejoint.
– Méto, j’ai un truc à te demander.
Marcus m’interroge du regard.
– Reste, Marcus. Tu veux savoir quoi, petit ?
– Où sont les passages secrets ?
Mon vieux copain sourit et intervient :
– Ah, ça ! Moi aussi j’aimerais bien savoir, Méto.
– On raconte, dis-je, qu’il y en a partout. À tous les étages, dans chaque pièce ou couloir, mais durant toutes ces années personne n’a été capable de m’en montrer un seul.
– Tu penses qu’ils n’existent pas. C’est ça ?
– J’y crois de moins en moins. Un matin, j’ai fait le guet pour un grand qui, pour percer ce mystère, avait décidé d’inspecter un placard à balais. Il n’a rien trouvé, le pauvre. Mais, lui, les César l’ont trouvé et envoyé au frigo directement.
– Et toi, tu y es allé avec lui ? demande Crassus.
– Pas cette fois-là.
– Pourquoi ? Tu l’avais trahi ?
– Ta question est une insulte, Crassus ! Si je ne devais pas te garder sous ma protection, je pense que ta tête aurait embrassé l’émail du lavabo…
J’ai parlé avec calme mais le message est passé.
– Excuse-moi. J’ai parlé trop vite. Je sais que tu ne l’aurais jamais fait, Méto.
– Quoi ? Trahir ou te punir ?
– Trahir.
– Non, je ne l’aurais jamais fait. Ce jour-là, je n’ai pas eu le temps de le prévenir, juste celui de sauver ma peau. Et je n’étais pas fier. Au fait, qui t’a parlé de ces passages ?
– Je ne sais pas.
– Comment ça ? Si tu ne connais pas son prénom, tu peux au moins me le montrer.
– Je ne sais pas qui c’est, parce que je ne l’ai jamais vu. J’ai rêvé de ces passages. Pendant mon sommeil, on me parlait de leur existence. J’aurai peut-être plus de détails la prochaine fois. Si c’est le cas, je te raconterai.
– Quelqu’un te parle pendant ton sommeil ? Et de quoi d’autre t’a-t-il parlé ?
– De rien d’autre.
– Tu es sûr ? Je sens que tu me caches quelque chose. Tu dois tout me dire, je te rappelle que je suis responsable de toi pendant deux semaines encore.
– Tu vas t’énerver.
– Pourquoi ?
– Tu m’avais dit de ne plus aborder ce sujet.
– Il te parle de ton manteau ? C’est ça ?
– Oui.
– Tu as raison. Je ne veux plus en discuter.
Crassus s’éloigne, tête baissée, comme s’il voulait me montrer qu’il m’obéit ou peut-être me cacher un regard de défi ou de colère. Marcus est dubitatif. Il lève les sourcils :
– Je me demande ce qu’il a dans la tête, ton élève.
– Moi, je crois qu’il a tout inventé. Il n’a jamais entendu de voix la nuit. Il a imaginé cette histoire juste pour avoir l’occasion de me reparler de son foutu manteau.
– Et les passages secrets ? Pourquoi s’intéresserait-il à eux ?
– Je ne sais pas. C’est peut-être le prétexte qu’il a trouvé pour m’interroger au départ et, ensuite, il voulait glisser vers le sujet qui l’obsède.
– Et si c’était vrai, cette histoire de voix ?
– Tu vois que c’est un bon acteur, le petit Crassus. Toi-même, tu es prêt à le croire.
– Dans tous les cas, tu devrais te méfier de lui au moins pendant les deux semaines de tutorat qui te restent.
Ce matin, Rémus nous rejoint in extremis pour la course. Nous avons tous cru à une disqualification pour cause de retard. On a dû aller le secouer pour qu’il daigne ouvrir les yeux.
– Aujourd’hui, j’avais décidé de ne pas me lever, déclare-t-il calmement.
Je demande :
– Pourquoi ?
– Je suis fatigué.
– Tu as mal quelque part ? Tu es malade ?
– Non. J’en ai marre de tout ce cirque.
– Allez, viens. Habille-toi ou ils vont tous nous rétrograder.
– Bon, d’accord. Je le fais uniquement pour vous.
La course se déroule presque comme d’habitude. Quand je croise le regard de Rémus, je sens qu’il attend de moi des réponses. Que vais-je lui dire ? Je n’arrive pas à me convaincre que César ait définitivement fermé la porte. Je lui répéterai mot pour mot les paroles échangées avec lui et il décidera de ce qu’il veut comprendre.
Je l’aborde dans le couloir qui nous conduit à la salle des pompes. Après mon récit, il me sourit. Ce qui me rend perplexe. Avec lui, c’est souvent le cas.
– Vous êtes mes amis, déclare-t-il, je ne recommencerai plus. Merci.
Cours de mathématiques. Nous sommes en phase d’« imprégnation ». Le professeur nous fait répéter en chœur une équation, en espérant qu’elle pénètre ainsi plus facilement dans notre mémoire. Plus jeune, j’adorais ces moments où il n’y avait rien à comprendre. Juste répéter, parfois en gueulant ou en déformant pour faire sourire les autres.
La sonnerie retentit. C’est une alerte. Comme par réflexe, tous les enfants plaquent leur front sur la table et regardent leurs chaussures. Les plus prudents ferment aussi les yeux. Le prof a ouvert la porte et attend, immobile, les informations. On entend des cavalcades de souliers ferrés.
Je tourne la tête le plus lentement possible vers la porte et j’entrouvre les yeux. Un « monstre »-soldat, presque identique à celui aperçu deux semaines plus tôt, parle à voix basse à notre enseignant. La discussion dure un bon moment, mais est rigoureusement inaudible. La sonnerie de nouveau. La porte se ferme. On attend encore quelques minutes l’ordre de se relever. Au moment du déjeuner, je trouverai sans doute quelqu’un pour m’éclairer sur l’origine de cette agitation.
Dans les couloirs, les nouvelles circulent plus vite que les élèves. Les « Foncés » ont tout vu. Ils vont avoir plein d’amis durant le repas. Je m’assois devant Marius qui me regarde, amusé. Crassus est à côté de moi.
– Tu viens aux renseignements ?
– Comment tu as deviné ?
César 1 s’est levé. La rumeur se tait brutalement.
Crassus murmure :
– Il va nous expliquer ?
Je lui fais signe que non. Je sais déjà ce qu’il va dire.
– Déjeuner muet ! hurle le grand chef.
On entend alors comme un souffle de dépit. Puis le bruit des chaises des César au grand complet qui se lèvent et partent arpenter les allées à l’affût de la moindre parole. Ils sont armés d’une petite baguette fine au bout arrondi qui ne sert pas à taper mais à indiquer les punis « à refroidir » sur-le-champ. Tous les enfants connaissent la règle et Crassus, à qui je n’en ai jamais parlé, l’a immédiatement intégrée. Je me suis souvent demandé ce qui se passerait si tous les élèves décidaient ensemble de ne pas obéir. Je pense qu’on entendrait la sonnerie.