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Je n’ai pas choisi par hasard Marius comme voisin. Nous savons communiquer en silence. Je le vois pousser la nourriture vers le haut pour libérer un espace d’environ un tiers de la surface de son assiette. Je dois le regarder le plus discrètement possible et lui faire signe quand j’ai compris et qu’il peut passer à la suite de son message.

Il étale d’abord une feuille de salade mais n’en conserve que la partie la plus verte. Je pense « du vert ou du verre ». Il entreprend à présent de faire comme s’il voulait la casser. Ensuite il en détache des petits morceaux. J’interprète : « des morceaux ou des éclats de verre ». Il mange tranquillement. Sans doute doit-il réfléchir à la suite.

Il dessine alors un sillon dans la nourriture. C’est une forme géométrique : un octogone. Le plan des couloirs du deuxième étage où nous courons le matin. Il va m’indiquer le lieu. Le couloir est. « Une vitre a explosé dans le couloir est ce matin. » C’est logique, la salle d’étude des Bleu foncé est toute proche.

Il dispose trois pommes de terre et, avec la pointe de son couteau, il entaille légèrement leur surface. Il me regarde. Je fixe longuement son assiette. J’hésite. Je décide de lui faire signe de continuer, les morceaux du puzzle s’agenceront peut-être dans quelques minutes.

« Trois projectiles », pas des pommes de terre. Les vitres sont très épaisses. « Trois pierres », sans doute…

Il découpe maintenant un morceau de jambon. Plus précisément, il sépare le blanc du rose. Il mange ce dernier et expose le gras. Il avale la seconde patate et entreprend de former un angle aigu ou un oiseau en vol avec des petits pois. Il me regarde, puis mange sa dernière patate avant de tout mélanger. Fin du message.

Je vais comprendre, j’en suis sûr. Je mastique et réfléchis.

« Gravé », c’est ça, gras-V : des pierres gravées.

Je décolle mon pouce de la cuillère. Il fait de même, nous nous sommes compris. À une époque où les rapports étaient plus tendus, les repas muets étaient très fréquents et beaucoup d’enfants ont développé des systèmes pour communiquer.

Comme prévu par tous les anciens, les Bleu foncé seront invisibles jusqu’au prochain repas. Un César les attend à la sortie de la salle à manger pour une longue séance de discussion qui comportera deux parties principales et un conseil très clair. D’abord : « Racontez-nous ce que vous avez cru comprendre des événements de ce matin », et ensuite : « Écoutez ce qui s’est réellement passé et apprenez-le par cœur », puis le conseil : « Taisez-vous à jamais sur le sujet ! » Chaque enfant, à tour de rôle, viendra devant les autres réexpliquer la nouvelle version, souvent il rajoutera des petits détails personnels. J’ai déjà vécu cette expérience quand j’étais Bleu clair. À la fin de la journée, j’étais sûr et certain de m’être trompé au départ.

Au moment où je vais rejoindre Crassus en salle d’étude, César 2 me fait signe de le suivre dans son bureau.

– Tu reprends l’inche demain, commence-t-il. Nous avons décidé de permettre à Rémus de rejouer une unique fois. Tu formeras les équipes. Le match aura lieu dans soixante-quinze jours. D’ici là, tu as le temps de convaincre des joueurs.

– J’espère que j’y arriverai.

– Nous comptons sur toi. C’est ton idée.

– Je peux en parler à Rémus ?

– Tu peux.

Le repas du soir commence par une annonce de César 1 :

– Je voudrais que nous revenions sur les événements de ce matin.

– Tu vois qu’il va nous expliquer… me lance Crassus.

– Chut !

– Nous allons écouter le récit de Paulus, reprend César doucement.

– Le bruit, commence le Bleu foncé, que certains ont entendu pendant leur cours a été provoqué par trois goélands qui ont percuté une vitre du couloir est. Ils ont été rabattus par un coup de vent très violent. Deux des oiseaux sont morts sous le choc, le dernier, plus petit, est gravement blessé au bec et ne peut plus s’alimenter. C’est tout.

– C’est triste, déclare Crassus.

Je ne peux m’empêcher de sourire.

– Tu ne crois pas que c’est vrai ? s’insurge Crassus.

– Si… si. Je trouve un peu bizarre qu’on déclenche une alerte pour trois malheureux oiseaux qui s’éclatent contre des vitres… Mais il y a sans doute une explication.

César est resté debout, il n’a pas fini :

– Ce soir, projection de La Maison du bonheur.

Un murmure de contentement parcourt les tablées.

Le signal de manger est enfin donné.

– La Maison du bonheur ? C’est quoi, ce film ? Tu l’as déjà vu ?

– Une quinzaine de fois. Je crois qu’il n’en existe pas d’autres.

– Et ça parle de quoi ?

– De notre histoire à tous. De notre vie d’avant, de celle d’ici aussi.

– Et ils vont projeter ça où ?

– Ici, tu verras.

– Et c’est bien ?

– Tu verras.

Crassus semble agacé par mon manque de précision. Il répète :

– Tu verras, tu verras…

À la fin du repas, les enfants écartent les chaises et se placent autour de leur table. Aux ordres donnés par les Rouges, ils la soulèvent et la déplacent, encore couverte des restes de nourriture, vers le fond de la salle. Ensuite, chacun récupère sa chaise et va la déposer sur les marques que Crassus découvre à cette occasion. Les couleurs sont indiquées. Les petits devant et les grands derrière. Tout le monde est assis en silence. Le noir se fait. On entend le bruit du projecteur qui démarre. Il n’y a pas de générique. C’est en noir et blanc.

On est d’abord dans une cave inondée par un liquide qui a la couleur de l’encre. Des papiers et des cartons flottent çà et là. On distingue des sacs en jute entassés un peu partout. La caméra se rapproche. Certains sacs semblent bouger tout seuls. On aperçoit bientôt, cachés derrière, des enfants au visage noirci par la crasse. Leurs lèvres tremblent de froid ou de peur. Puis on entend des cris et des sanglots. Des hommes sont entrés. Ils ont de grandes bottes qui brillent. Ils frappent un peu au hasard sur les sacs. Les hurlements s’amplifient sans que l’on comprenne s’ils proviennent des agresseurs ou des agressés. D’autres scènes plus ou moins violentes suivent, dans divers lieux sordides. Soudain, c’est la lumière. Des soldats s’interposent et soulèvent les enfants tristes et affamés dans leurs bras au-dessus des immondices. Ils les enveloppent dans des couvertures et les emportent en souriant vers l’extérieur. Ces soldats ne ressemblent pas à ceux que j’ai vus ici. Ils sont comme nous, juste plus grands et plus forts. On les retrouve tous ensuite dans un bateau qui fonce dans la nuit au milieu de grosses vagues. Le film devient encore plus lumineux quand on entre dans la Maison, la Maison du bonheur. Et là, on reconnaît immédiatement les lieux que nous fréquentons quotidiennement. On voit beaucoup rire les enfants. On les voit également faire du sport, manger à pleines dents, se laver, et tout cela avec un sourire qui ne s’efface jamais.

La projection se déroule dans un recueillement étrange. Les petits se voilent les yeux quand ils ont peur ou plaquent leur main sur la bouche pour assourdir leurs réactions. Les moyens récitent toutes les paroles au fur et à mesure que les scènes du film défilent. Les Rouges s’efforcent de garder un visage impassible devant ce spectacle. Moi, je ne suis plus impressionné aujourd’hui par ces images, mais je suis toujours touché en les voyant, presque malgré moi. Ce film a été très important pour chacun d’entre nous, surtout au début. Et même après une quinzième projection, je ne connais personne qui ose rigoler ou se moquer.