Je retrouve Crassus dans les couloirs. Il est totalement bouleversé et ne parvient pas à contenir ses larmes. Il finit par articuler :
– Ils le repasseront quand ?
– Je ne peux pas te le dire précisément car ce n’est pas régulier. Mais tu le reverras bientôt, ça c’est sûr.
– C’est que je pleurais tellement que je n’ai pas vu grand-chose. Dis-moi, Méto…
– Quoi ?
– Pourquoi l’ont-ils passé ce soir ?
– Je crois que ça a un rapport avec ce qui s’est produit ce matin.
– Je ne comprends pas.
– Je ne saurais pas te l’expliquer, mais ici ils ne font jamais les choses par hasard.
Chapitre 4
Nous sommes convoqués avec Crassus à neuf heures trente dans le bureau des César. Pour la première fois, le nouveau pourra lever la tête et sentira le regard direct d’un adulte, il pourra même s’adresser à lui.
J’attends ce moment avec impatience. C’est dur de rester vigilant pour un autre. Je suis pressé de retrouver ma liberté même si c’est pour aller au frigo. La sanction a été différée pour que je puisse terminer mon travail d’initiation mais je ne vais pas y couper.
Depuis une semaine, Crassus me regarde drôlement : il se sent coupable. Je lui ai dit de ne rien tenter auprès de César. Aucune démarche ne pourra changer les choses.
– Tu sais, le frigo, c’est comme la claque tournante, vu de l’extérieur, c’est très impressionnant et très violent, surtout la première fois. Quand on y est, on s’accroche à l’idée que c’est une épreuve dont on ressort toujours, dis-je.
– Mais dans quel état ? objecte Crassus.
– On en ressort plus fort et endurci.
– Pourtant César sait bien que c’est uniquement de ma faute. Je ne comprends rien à vos règles ! s’emporte-t-il.
– N’aggrave pas mes affaires. J’étais responsable de toi et je paye donc pour toi. Si tu te plains avant neuf heures trente, César est capable, en suivant le même principe, de me rajouter un jour de frigo sous prétexte que je ne t’aurai pas dissuadé d’aller le voir. Allez, laisse tomber. N’y pense plus.
– Que j’ai été bête ! Vouloir à tout prix récupérer ce foutu manteau ! Et sans t’en parler, en plus…
– Il faudra quand même, quand je serai de retour, qu’on revienne sur certains détails de ton expédition au vestiaire. Je ne comprends toujours pas comment toi, un petit nouveau, tu as réussi à échafauder un tel plan : comment tu as déterminé le moment idéal pour échapper à ma surveillance et surtout comment tu as trouvé tout seul ce « passage secret » au fond du placard des toilettes, qui mène droit au vestiaire.
– J’ai rêvé tout cela dans les moindres détails, répond Crassus.
– Je ne crois pas à tes histoires de rêves.
– Quelle est ton explication, alors ?
– Je n’en ai pas encore, mais je finirai par comprendre.
Le bureau est petit. Il sent l’encaustique et les vieux papiers. César 3 est assis, plongé dans ses documents. Il relève la tête et regarde Crassus en détail, comme pour imprimer ses traits dans un coin de son cerveau. Il s’adresse au petit :
– Alors, c’est toi, le nouveau ! Bienvenue parmi nous. Je suis César, mais je pense que tu le sais déjà. Tu peux y aller, maintenant, je te souhaite une bonne journée. Méto, reste, je dois te parler.
Crassus est planté devant le bureau, hésitant. Il doit quitter la pièce seul. Il met quelques secondes à se décider.
– Bonne journée, finit-il par dire. Méto, on se retrouve au repas…
Je lui souris en signe d’assentiment et il sort.
– Assieds-toi. L’initiation s’est déroulée de façon excellente, commence César… jusqu’à cette curieuse affaire d’expédition au vestiaire. À ce sujet, il reste des points à éclaircir. Je t’écoute.
Un silence vite gênant s’installe, mais je ne vois rien à dire. Je finis par lâcher :
– Je crois que je vous ai tout dit la dernière fois. Depuis, j’ai souvent réfléchi à cette histoire, mais je n’y comprends toujours rien. Je pense que quelqu’un l’a manipulé. Lui ne se souvient pas précisément. Il évoque des rêves. J’en ai déduit qu’on lui avait sans doute parlé pendant son sommeil…
– Qui ?
– Je ne sais pas.
– Si tu me donnes un nom avant ce soir, tu n’iras pas dans la chambre froide.
– Je pense qu’on cherche peut-être à me séparer de Crassus.
J’ai dit cela sans réfléchir mais, à la lueur qui apparaît dans l’œil de César, je comprends que j’aurais peut-être dû me taire.
– Réfléchis encore. Sinon, ta punition commencera ce soir à vingt-deux heures, après la séance de rire mensuelle. Profite bien de ta journée. Pendant les quatre jours qui vont suivre, tu n’auras pas beaucoup d’occasions de t’amuser. Au revoir.
Il n’y a pas eu de miracle et l’heure du châtiment est arrivée. Quatre-vingt-seize heures interminables avec, je l’espère, quelques visites de Romu, le « démon du frigo ». C’est un élève qu’on ne peut rencontrer que là. Il semble y habiter. Je l’ai vu à chacun de mes passages. La première fois, j’étais terrorisé et il n’avait rien fait pour me rassurer. Je n’avais pas dormi une seule seconde. Il tapait le sol près de moi avec une barre de fer. Son visage était déformé par d’horribles grimaces. Et il me hurlait dans les oreilles : « Tu n’es pas Rémus ? Pas Rémus ! Pas Rémus ! » J’avais crié, couru jusqu’à l’épuisement. On aurait dit qu’il jouait comme un chat sadique avec une taupe sans défense.
Aujourd’hui, je sais qu’il avait fait tout cela pour m’éviter l’endormissement et les engelures.
La deuxième fois, il était resté muet, le plus souvent prostré dans un coin de la chambre froide. Enfin, la dernière fois, il m’avait observé en souriant, mais n’avait lâché que ces quelques mots, juste avant mon départ :
– La prochaine fois, je te parlerai.
Ce soir-là, en sortant, je m’étais promis de rentrer dans le rang et de ne plus jamais revenir. J’avais boité jusqu’à l’hôpital, où on avait failli m’amputer des deux plus petits orteils du pied droit.
Quatrième séjour signifie quatre jours. Un record pour les élèves de l’actuel dortoir. J’espère de tout mon cœur que Romu sera là et qu’il tiendra sa promesse.
Au détour d’un couloir, je retrouve Crassus.
– Alors, dit-il, il a supprimé la punition ?
– Pour quoi faire ? Il ne retire jamais de punition. Mais arrête de parler de ça. Ne me gâche pas mes dernières heures. En plus, ce soir, il y a une surprise : soirée rire !
– Je n’aime pas les surprises. Ici, elles sont souvent redoutables.
– Tu verras, celle-là ne fait pas mal.
Après le repas, tous les élèves sont rassemblés en cercles, par couleur. Armé d’un micro, César 2 est aux commandes et donne les consignes avant chaque séquence.
À des exercices de respiration un peu longs succèdent des sortes de vocalises : « Aaaaah aaaaah ! Oooooooh ooooooooh ! » Certains grimacent, d’autres sourient. Petit à petit, sans qu’on comprenne pourquoi, des élèves partent dans des rires bruyants et communicatifs. Bientôt, c’est toute la salle qui est secouée. Au bout d’une dizaine de minutes, un coup de sifflet brutal nous ramène à la raison et chacun regagne le dortoir.
César vient discrètement me chercher et m’accompagne dans la cuisine. Il ouvre une lourde porte et me pousse fermement à l’intérieur. Je me laisse faire, je n’ai pas le choix.
La « boîte » est très faiblement éclairée. Au début, le froid ne paraît pas agressif. Mais le corps épuise vite son énergie en s’efforçant de se maintenir à 37,5 °C. L’endroit, pas très grand, est encombré de gros piliers. Il y a une deuxième issue qui donne sur une partie de la Maison inconnue des enfants. C’est par cette porte métallique que le « démon du frigo » apparaît et disparaît à chaque fois. Romu est peut-être caché dans un recoin sombre. Je vais l’attendre. Je ferme les yeux et je me concentre sur le moindre bruit. Après quelques instants, je perçois une autre respiration. Je la sens qui s’amplifie. Je soulève alors doucement les paupières : il est là, un léger sourire aux lèvres, à moins d’un mètre. Il n’a pas changé : même taille, même corps athlétique et même crâne rasé.