– Enfin, tu es revenu ! La dernière fois, c’était il y a un an et demi, lance-t-il.
– Je ne sais plus très bien.
– Dix-neuf mois et deux jours.
– Je n’ai jamais compté. Je m’étais même persuadé que je n’y reviendrais jamais.
– Et ?
– Celui que j’initiais a fait une connerie.
– Classique, presque banal. Quatre jours et quatre nuits, ça va être dur.
– Je sais, mais tu es là.
De la tête, il me fait signe de le suivre près du moteur du frigo.
– On va parler tous les deux, dit-il sans élever la voix malgré le bruit.
Je me concentre sur le mouvement de ses lèvres pour le comprendre.
– Ici, on est en sécurité. Pour une fois que c’est un ami que je retrouve. Tu es bien le seul qu’ils n’ont pas réussi à dresser. Ça va me changer des petits qui passent leur temps à pleurer et hurlent dès que je les approche. Comme si j’allais les étrangler… À force, c’est vrai que j’en ai souvent envie.
– Tu quittes parfois le frigo, quand même ?
– Pendant cinq ou six heures chaque nuit. Je dors dans une pièce minuscule mais chauffée. Une tasse de thé est posée sur la table de nuit. Je ne vois personne. Je me lave aussi, quelquefois, même si par cette température je ne sens pas trop mes odeurs.
– Pourquoi on te garde à l’isolement, loin des autres enfants ?
– C’est que je ne suis plus du tout un enfant.
– Tu n’es pas plus grand que moi, pourtant.
– Tu n’as pas encore tout compris, toi… Je dois te quitter, maintenant. Si nous ne ressortons pas de derrière ce pilier, ils vont s’affoler. À demain.
Il s’éloigne et j’entends bientôt claquer la porte de son couloir. Je me dirige très vite vers elle pour profiter de la chaleur qui a pu pénétrer quand on lui a ouvert. Je ne sens rien. Je reste planté là quelques secondes.
Maintenant que j’ai l’expérience du frigo, je sais ce qu’il faut faire pour en sortir indemne : s’occuper l’esprit avec n’importe quoi, comme réciter tous les règlements appris depuis mon arrivée à la Maison, ou bien encore compter le plus loin possible. Il faut également penser à son corps en se massant violemment les pieds, les mains et les oreilles. Marcher. Il faut marcher sans cesse, mais pas trop vite pour ne pas s’épuiser. Je ne sais pas si on peut tenir quatre jours. Je ne sais pas si quelqu’un l’a fait avant moi.
Je me rappelle les fautes qui m’ont conduit au frigo, par le passé.
La première fois, c’était un malentendu. Deux élèves se battaient : le grand Appius, aujourd’hui disparu, et Rémus. Puis il y avait eu une bousculade, j’étais tombé par terre. On m’avait ramassé et conduit dans le bureau de César avec Appius, mais sans Rémus. Ils s’étaient trompés. Je n’avais rien dit, Appius non plus. Nous savions déjà qu’il ne servait à rien de discuter. J’avais vu César tripoter une grande boîte métallique pendant quelques secondes. Puis il l’avait reposée et avait fermé les yeux pour réfléchir. Après, il s’était levé et nous avait tourné le dos. Enfin il s’était rassis et avait ouvert la boîte à clefs. Une pour chacun. Appius, qui avait été blessé à une arcade, avait eu le droit de cicatriser à l’infirmerie avant le frigo. Moi j’y avais été conduit directement et tout seul.
La deuxième fois, c’était entièrement de ma faute. Je l’avais presque fait exprès. À l’époque, j’étais sans cervelle et j’avais décidé de sortir légèrement des rails, rigoureusement tous les jours, juste pour voir si on pouvait passer au travers des sanctions. C’était le plus souvent de manière infime : je ne chantais pas tous les couplets des chants à la chorale, je mettais ma fourchette dans ma bouche au bout de quarante-huit secondes ou je ne boutonnais pas tout mon pyjama. Chaque nuit, au moment de m’endormir, j’étais fier. Fier d’avoir résisté, même si personne ne s’en apercevait ou ne voulait le remarquer. Mais un soir, après le repas, César 2 était venu me chercher. Il m’avait bandé les yeux avant de m’entraîner dans les couloirs jusqu’à une lourde porte métallique qu’il avait ouverte avec peine. Puis, assis sur un tabouret, j’avais attendu dans le noir l’arrivée d’une personne à la démarche hésitante et à la respiration difficile. Un vieillard, sans doute. Celui-ci m’avait plaqué sa montre sur l’oreille pendant quelques secondes. Ses mains noueuses et sèches sentaient le vinaigre. Il m’avait ensuite observé pendant un bon quart d’heure sans desserrer les dents puis avait griffonné un mot sur un papier qu’il avait tendu à César. Il avait dû écrire : Pas de problème d’oreilles. Bon pour le frigo, car quelques minutes plus tard j’y étais enfermé pour deux jours.
J’avais occupé mon séjour à échafauder un plan pour m’enfuir. Peu de temps auparavant, j’avais repéré la seule fenêtre parfois ouverte dans la Maison : un étroit vasistas dans la cuisine. Je m’étais dit qu’il fallait que j’agisse assez vite car plus je grandirais, moins j’aurais de chances de pouvoir passer par cette ouverture.
J’avais par moments parlé à haute voix et Romu semblait m’écouter. Mais, pour toute remarque, il m’avait fait quelques grimaces qui exprimaient la peur et la colère. Aujourd’hui, je comprends que, en se livrant à ces facéties, il avait peut-être voulu me montrer ce qui allait m’arriver plus tard, si je mettais mes plans à exécution. Je n’y avais même pas réfléchi, à l’époque, j’étais sûr d’avoir affaire à un fou qui, même s’il ne m’effrayait plus, ne pouvait rien m’apporter.
Quelques mois plus tard, c’était donc fort logiquement ma tentative de fuite qui m’avait réexpédié au frigo. Ce sinistre ratage avait été naturellement, et heureusement pour les autres, une aventure solitaire, celle d’un petit enfant buté qui se méfiait de tout le monde. J’avais réussi un soir à glisser des cales en papier sous chaque porte, empêchant, mais de manière invisible, leur fermeture totale. Dans la journée, elles sont bloquées en position ouverte.
Cette nuit-là, je n’avais pas attendu que tous les enfants soient endormis car j’aurais sans doute plongé dans le sommeil en même temps qu’eux. Je m’étais donc relevé, à peine la lumière éteinte.
J’avais slalomé au milieu des lits dans le noir complet. Tout d’abord, personne n’avait osé me parler. Puis, soudain, j’avais entendu la voix douce et craintive de Marcus me demander :
– Où tu vas ?
– J’ai oublié d’aller pisser.
– Tu n’as plus le droit, maintenant. Tu vas t’attirer des ennuis.
– Ne t’inquiète pas, Marcus.
– Reste.
J’avais poussé lentement la porte et je m’étais retrouvé dans le premier couloir. J’avais franchi avec la même facilité la deuxième porte. J’étais très excité, c’était si simple. J’avais mis quelques secondes à me calmer, puis j’avais entrepris de compter mes pas : seize vers la droite, quart de tour gauche et six pas et demi. J’étais maintenant devant la porte de la cuisine. Je l’avais poussée avec douceur et j’avais senti un léger courant d’air qui m’indiquait que le vasistas était ouvert. À peine avais-je fermé la porte derrière moi que la lumière s’était allumée. César 4 était planté devant moi et souriait :
– Une petite faim, peut-être ? Tu es encore tout habillé ? Enlève ce pull et suis-moi, je vais te rafraîchir les idées.