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Quelques secondes plus tard, j’avais retrouvé la pénombre et laissé éclater ma colère. J’avais hurlé durant de longues minutes et pleuré soudain comme une fontaine.

J’ai mal dans le dos. Quelqu’un m’assène de violents coups de poing. Je parviens difficilement à ouvrir les yeux. C’est Romu qui se démène pour me réveiller. Mes doigts de la main gauche me font souffrir. Il me prend la main et nous marchons ainsi doucement entre les colonnes. Je mets presque une heure à calmer ma douleur. Romu m’a sans doute sauvé d’une amputation ou même de la mort. Mais je ne crois pas qu’ils laissent mourir les enfants ici, ça se saurait. Romu me regarde :

– Tu ne dois pas dormir aussi longtemps. Tu le sais, quand même ! me reproche-t-il.

Je ne trouve rien de plus intelligent à lui répondre que :

– Je n’ai pas fait exprès.

– Tu bois trop d’eau au repas du soir, c’est pour ça que tu roupilles.

Il tourne la tête et s’éloigne.

Qu’a-t-il voulu dire ? On nous droguerait tous pour nous faire dormir la nuit ?

Mes yeux se ferment à nouveau, mais je lutte contre le sommeil en continuant de marcher. Je n’arrive plus à réfléchir, alors je chantonne tous les airs que j’ai appris à la chorale depuis mon arrivée.

Je ne connais pas d’autres chansons. J’ai pourtant dû en entendre dans le passé. C’est comme si j’étais né le jour de mon entrée dans la Maison. Cependant, je suis sûr qu’il y a eu une vie avant. Je n’ai que quatre ans de mémoire. Avant, rien… enfin, pas tout à fait. J’ai une image en moi. À chaque fois qu’elle apparaît, elle me semble plus précise. Je suis petit. J’ai des cheveux collés sur le front. Je me cramponne à un gros cylindre qui doit être une canalisation de chauffage. Je sue. Il fait noir. Il y a un bruit assourdissant et cette odeur de graisse à machines qui me donne la nausée… Je ne suis pas seul dans cet endroit. J’entends des cris d’enfants qu’on maltraite, là, tout près de moi. C’est tout. Parfois, je doute de ce souvenir, car je le trouve tellement proche du début de LaMaison du bonheur.

Tous les enfants de la Maison avec qui j’en ai parlé ont un souvenir d’avant. En tout cas, ils peuvent en citer un. Sont-ils toujours véritables ? Sont-ils parfois imaginaires ou réinventés ? Comment savoir ?

Certains, comme Marcus, sont catégoriques :

– Je m’appelle Olive, m’a-t-il affirmé un soir. Marcus, c’est un nom bidon qu’on m’a donné ici. J’en suis sûr. Dans mes rêves, quelqu’un de très gentil m’appelle par ce prénom : « Olive, mon petit Olive. »

De là à penser qu’on porte tous des faux noms, il n’y a qu’un pas que je n’arrive pas à franchir. Méto, c’est un prénom que j’aime.

J’occupe mon esprit en me remémorant les « souvenirs d’avant » des autres.

Alors, Claudius ? Ah oui, je me souviens. Il parle d’un objet qu’il appelle « maman ». Il ne sait plus exactement à quoi il ressemble. Mais ce mot ne le quitte pas. Ce dont il est sûr, c’est qu’il y a une relation entre cet objet et le moment du coucher, et aussi qu’il est chaud et doux. Il pense que c’est peut-être une autre façon de désigner un oreiller ou une couverture.

Paulus, son souvenir est un lieu, une petite pièce dans une petite maison. Un endroit comme un dortoir où il n’y aurait qu’un lit. Il décrit précisément deux objets posés sur sa couverture bleue, deux faux animaux : un petit ours et un lapin. Il voit aussi une grande photographie, collée au-dessus de son lit, où deux chatons jouent avec une pelote de laine.

Cette énumération me maintient en éveil, mais je commence à fatiguer.

Octavius… Octavius se rappelle un visage : c’est un enfant roux comme lui, mais avec de très longs cheveux tressés comme deux cordes. Ce visage lui sourit puis lui tire la langue, toujours en souriant. Cette image lui sert à se calmer certains soirs, après des vexations ou des injustices. Et il en a eu besoin, de son souvenir, pour survivre ici, lui.

Octavius a perdu ses deux phalanges par étourderie. Piégé par une rêverie, un jour, il a commencé à manger trop tôt. Une autre fois, il a enfourné soixante-quatorze bouchées. L’un de ses doigts n’a pas résisté aux basses températures du frigo.

Depuis, il est surveillé dès le réveil par un Rouge. Il n’y a pas vraiment de tour de rôle, mais chaque jour quelqu’un le prend en charge. Ces derniers mois, c’est surtout Marcus et moi qui nous occupons de lui et nous sommes devenus très proches.

J’ai faim. Je vais plaquer mon oreille à la porte pour guetter l’arrivée de mon repas. Je me retire bientôt car j’ai peur de rester collé au métal.

Pourquoi Romu m’a-t-il dit que je n’avais rien compris ? Qu’y a-t-il à comprendre ?

La porte s’ouvre. César 2 dépose un plateau sans rien dire. Je me précipite pour sentir la chaleur du dehors. Trop tard, il est reparti. J’avale d’abord les liquides avant qu’ils ne soient trop froids et ne deviennent douloureux dans la gorge. Je mange ensuite tout le reste, sauf le pain que je garde pour plus tard, contre la faim, mais surtout contre l’ennui. Ensuite je marche puis je m’accroupis, enfin je m’étire. Je répète machinalement ces mouvements une vingtaine de fois.

Romu arrive. Aussitôt, je me dirige vers le moteur pour lui signifier que j’ai besoin de parler tout de suite.

– Tu as l’air en forme… C’est bien, me dit-il.

– J’en ai déjà marre. Merci pour cette nuit.

– C’est un peu mon travail. Je dois éviter les catastrophes. Parlons vite et bien. César 1 se méfie de toi. Il m’a proposé de ne pas venir du tout au frigo cette nuit. C’est la première fois qu’il est aussi gentil…

– Tu vas bientôt partir, alors ?

– Oui, dans cinq minutes. Tu sais, je tiens à toi. Nous avons six jours et demi de vie commune. C’est toi que je connais le mieux.

– Pourquoi t’impose-t-on une vie semblable à celle des punis ?

– Je dois payer pour plein de fautes, semble-t-il. La plupart, je ne me les rappelle plus. Ma plus grosse, c’est sans doute d’être né.

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Du plus loin qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais été comme il faut à ses yeux. J’ai toujours été le méchant Romulus.

– Aux yeux de qui ?

– De lui… de celui qui a créé tout ça. Je suis Romu le fou, l’imprévisible.

– Moi, je sais que tu es gentil. Tu m’as sauvé la vie plusieurs fois.

– J’agissais sur ordre. Je vais partir, je reviendrai demain. Je sais beaucoup de choses mais je ne sais pas par où commencer. Pour demain, prépare-moi trois questions que tu juges essentielles et j’y répondrai. Salut.

Il disparaît derrière un poteau puis, quelques secondes après, j’entends la porte qui se referme avec fracas.

Je vais occuper mon esprit en inventoriant tous les mystères de la Maison. Il faut que je sois prêt pour son retour. Je ne dois pas me tromper. Les poings fermés, je me tape les genoux. Je lutte pour faire disparaître la douleur qui revient à la main gauche. Je desserre mes lacets pour que mes orteils remuent à l’intérieur de la chaussure quand je marche. Je m’assois deux minutes. Je compte les secondes pour ne pas m’endormir et je repars. Il faut que je passe le temps avec n’importe quoi, si possible avec un sujet qui ne s’épuise pas trop vite.

Ah oui… les questions de Marcus sur notre origine. Elles nous ont tant fait rire. C’est son sujet de prédilection. Il l’aborde depuis son entrée ici.

Après une leçon sur l’entretien des ruches, il avait interrogé Claudius sur l’existence d’un souterrain secret où pourrait se cacher notre reine. Une autre fois, il m’avait demandé si, à mon avis, on naissait sans pattes et avec une queue au fond de l’eau.

– Comme un têtard ? avais-je demandé en rigolant.

– Oui, parce que, figure-toi, m’avait-il assuré, je crois que j’ai trouvé, là, dans le bas du dos, l’endroit où était autrefois attachée notre queue.