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Mais l’épisode qui reste marqué à jamais dans nos mémoires s’était déroulé pendant un cours de sciences, et sa question, cette fois, c’est au prof directement qu’il l’avait posée.

Nous venions d’écouter un exposé sur l’élevage des porcs sur l’île, quand soudain il avait levé la main :

– Nous, les hommes, avait-il demandé, nous sommes aussi des mammifères ?

– Oui, Marcus, avait répondu doucement le maître. Quelle est ta question ?

– À quoi ressemblent les femelles humaines ? Ont-elles, comme les truies, un sexe à l’intérieur et des rangées de pis sur l’abdomen ?

Tous les enfants avaient ri devant l’audace de la question. Mais personne parmi nous ne connaissait la réponse.

– Ta question est sans objet, avait répliqué le maître sur le ton de la colère. C’est un cours sur les porcs. Ici, nous élevons des porcs ! Les hommes, nous les instruisons !

Après un long silence, il avait repris :

– Tu as commis une grave erreur, Marcus. On ne pose pas de questions hors sujet et tu le sais, n’est-ce pas ? Pour une telle faute, tu risques une punition.

– Je vous présente mes excuses, avait articulé Marcus. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Pardon, pardon !

– J’accepte tes excuses pour cette fois. Mais ne recommence jamais ! Et cet avertissement doit servir à tous ! avait dit le maître en élevant la voix.

– Je vous le promets, avait assuré Marcus.

Mon ami s’en était sorti indemne et j’en éprouvais une immense satisfaction. Mais j’avais eu honte d’avoir participé aux rires.

Le soir, je n’avais pu résister à l’envie de lui faire part de mon admiration :

– Tu as osé poser une vraie question : fondamentale, essentielle.

– Je l’ai posée pour rien. Nous n’aurons jamais la réponse, avait-il répliqué tristement.

– Je suis sûr qu’un jour on saura, avais-je affirmé.

Curieusement, ce n’est qu’à partir de cet instant que je me suis mis à réfléchir à mes origines. Non, je n’étais pas apparu un jour au fond d’une cave comme par magie. Oui, j’étais né de l’accouplement d’un mâle et d’une femelle. Et sans doute n’étais-je pas seul dans la portée ce jour-là.

Le temps s’écoule avec une lenteur désespérante. Mes yeux se ferment malgré moi. Il ne faut pas. Romulus va revenir et je risque de ne pas être prêt. Je dois me centrer sur le plus important : l’avenir, notre destin à la sortie. Comment dois-je poser la question pour ne pas recevoir en retour une réponse sibylline ? Est-ce que… ? Comment… ?

Je me réveille allongé dans la poussière, avec des douleurs dans le dos. J’ai dû dormir, il ne faut pas. Soudain, une main m’effleure l’épaule.

– Alors, ces questions ?

Je ne sais plus quoi dire.

– Lance-toi, m’encourage-t-il, j’ai le pressentiment que ça va être très court, ce matin.

– Pourquoi… pourquoi tu m’as dit que tu n’étais plus un enfant ?

– Parce que c’est vrai. Un enfant, c’est quelqu’un qui a moins de quinze ans. J’ai vu passer dans ton lit quatre générations d’enfants. Sachant qu’ils restent en moyenne quatre ou cinq ans, j’en déduis que j’ai au moins trente ans. Comme Rémus, d’ailleurs, que je connais depuis toujours…

– Que deviennent les Rouges quand on les sort de la Maison ?

– Cela dépend : ils ont un choix à faire. Enfin, pas tous exactement le même… Attention !

La porte s’ouvre brusquement et je n’ai pas le temps de comprendre. J’ai soudain l’impression qu’on m’enfonce quelque chose dans la tête.

Quand je me réveille, je suis dans un fauteuil, au chaud. J’ai même de la sueur sur le front et ma chemise est collante. César 3 est en face de moi.

– Que t’a dit Romulus ?

– Romu ? Il m’a dit qu’il s’ennuyait.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

– Il m’a dit qu’il était content de me revoir…

– Arrête de te moquer de moi. Je peux tout ici, tu le sais. Par exemple, te remettre au frigo une semaine et te laisser crever !

Il est hors de lui, je ne l’ai jamais vu comme cela. Lui, toujours si calme, si dominateur, si maître de lui…

– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

– Il m’a dit qu’il n’était plus un enfant, qu’il pensait avoir au moins trente ans. Et qu’il connaissait bien Rémus.

– Tu l’as cru ?

– Non, enfin, je ne sais pas. Je crois qu’il n’est pas tout à fait normal…

– Oui, il est très perturbé, assure César d’une voix redevenue paisible. Il vit seul et a beaucoup d’imagi-nation. Ensuite ?

– Je…

– Vas-y !

– Je lui ai demandé ce que deviennent les Rouges, comme Quintus par exemple, quand ils partent.

– Et ?

– Il m’a dit qu’ils avaient un choix à faire et puis quelqu’un est arrivé et je ne me souviens plus de rien.

César se lisse la barbe et m’observe avec un petit sourire.

– Un choix… Il a dit « un choix ». Tu ne mens pas, on m’a rapporté ces derniers mots. Bien, bien… Tu vas finir ta peine. Il te reste un jour et demi à tenir. Tu as le droit de manger avant d’y retourner : un repas de « trente-six ».

– Est-ce que Romu sera puni ?

– Non, probablement pas, on ne punit pas les malades, ils n’y peuvent rien. Toi, tu gardes le silence sur ce qu’il t’a raconté. J’ai des oreilles partout : dans le dortoir, au réfectoire, partout.

Au bout de la table de la cuisine se trouve une assiette : trente-six fourchettes de bonheur. Le rata est tiède et insipide, mais j’en pleurerais de joie.

César me regarde et surveille mon timing.

– C’est l’heure, Méto.

Je remplis mes poumons d’air chaud et je rentre dans le frigo.

Je reprends mes exercices comme par réflexe et je me répète sans cesse : « J’aurai le choix… J’aurai le choix. Mais lequel ? Entre le mauvais et le pire ? » Je n’ai finalement pas appris grand-chose. Si, la présence parmi les enfants d’indicateurs, de ceux qu’on pourrait appeler les « oreilles de César ». Je croise des mouchards tous les jours. Je leur parle, certains sont peut-être des amis. Je passe en revue tous les gars du dortoir. J’ai l’impression de les connaître si bien. Même s’ils ne sont pas tous mes camarades, même si j’ai longtemps cru que je n’étais pas fait pour vivre avec eux, je n’arrive pas à m’imaginer que parmi eux se cachent des traîtres. J’ai toujours senti, de la part de tous, de la compassion pour ceux qui se faisaient punir. Plusieurs joueraient la comédie, et cela depuis toujours… Je me dois d’être méfiant, même avec mes proches.

Je ne vais pas parler tout de suite de ce que j’ai appris. Je vais me forcer à observer mes amis pendant plusieurs semaines. Je vais m’assurer que mon jugement est clair et que je ne me laisse pas aveugler par l’affection ou les habitudes.

Libéré…

C’est le soir. Je mange d’abord un « soixante-douze », seul dans la cuisine, et puis j’ai droit au gros décrassage avant de mettre un pyjama propre. Tout le matériel habituel est là : du plus doux au plus rugueux. Du gant à la brosse. L’eau est distribuée sans compter, c’est bien la première fois. Je ne peux m’empêcher d’évaluer la durée de la douche : c’est au moins une « quatre cents secondes », du jamais-vu.

César 5 m’accompagne dans l’obscurité jusqu’à mon lit. Tout le monde semble dormir. La porte se referme. Je m’approche des lits de mes camarades qui vont bientôt sombrer dans le sommeil.

– Méto, c’est toi ? chuchote Marcus.

– Oui.

– T’es pas passé par l’infirmerie ? s’inquiète Octavius.

– Non, je suis toujours complet.

– C’est bien.

– Excuse-moi, Méto, lance Crassus timidement.