– C’est fini, maintenant. Mais il faut que je dorme.
– Bien sûr, Méto. Bonne nuit, ajoute Marcus.
– Réveillez-moi demain, les gars, je ne veux pas être puni.
– Ne t’inquiète pas, assure mon meilleur ami, je suis trop heureux de t’avoir retrouvé.
J’ai mal partout. J’ai le dos qui chauffe. Ma tête semble prête à exploser. Je dois ralentir ma respiration pour laisser le sommeil m’envahir doucement.
Le réveil me paraît brutal. J’ai des courbatures. Je boite jusqu’au lavabo.
– On a beaucoup pensé à toi, me glisse Crassus, on a même essayé de t’envoyer mentalement des ondes pour te réchauffer. Tu ne les as pas senties ?
Marcus rigole. Crassus et moi partons dans un fou rire.
– Crassus ? Tu as réussi à survivre sans moi ?
– Oui, je n’ai même pas fait de bêtises. De nombreux enfants sont venus me parler de toi. Beaucoup admirent ton courage, tu sais ?
– Quel courage ?
– Ta tentative de fuite, tes séjours au frigo.
– Je regrette ces moments. Je n’en tire aucune fierté. Toi, n’oublie pas : reste dans la ligne. Moi, j’ai mis trop de temps à le comprendre.
– C’est promis.
Chapitre 5
Aujourd’hui, je suis décidé : je vais parler de ce que je sais à Marcus et Claudius. Je n’ai pas envie de mêler Crassus à tout cela. Il est trop jeune et trop léger. Il pourrait s’attirer des ennuis et m’en attirer par la même occasion. Pour Octavius, je serai obligé de le faire tôt ou tard, mais son manque de concentration parfois et sa distraction maladive me font hésiter. Il pourrait se trahir si facilement.
Cela fait plus de trois semaines, et j’en ai un peu honte, que je joue les espions avec mes propres amis. Trois semaines que je les suis presque partout et pendant toute la journée.
Aucun n’a disparu à un moment pour aller faire son rapport. Je me suis à chaque fois endormi le dernier. Je suis sûr qu’ils sont fiables. C’est des autres que nous devons nous méfier.
J’ai prévu de leur demander, avant, s’ils veulent ou non entendre ce que j’ai à dire. Je vais leur faire courir un danger, après ils seront mes complices.
Je commence par Marcus, avec qui je me retrouve seul en sortant du dortoir :
– J’ai appris des secrets pendant mon séjour au frigo. Je n’ai pas le droit d’en parler. Je suis très surveillé par César. Si tu veux savoir, je veux bien te mettre dans la confidence. Mais ne me réponds pas maintenant. Réfléchis jusqu’à ce soir.
Le visage fermé, Marcus fait un léger mouvement de tête pour me signifier qu’il a compris.
– Réfléchir à quoi ? demande Crassus en me tapant sur l’épaule.
– Ah, tu es là ! Réfléchir au sens de la vie… à la mort…
– Vous vous moquez de moi ! Je suis sûr que vous me cachez quelque chose !
– Non.
– Je suis sûr que si. C’est quoi ?
Comme nous restons silencieux, je vois le regard de Crassus s’assombrir. Il semble blessé. Je me retiens d’ajouter : « C’est pour ton bien. » Pourtant, c’est exac-tement ce que je pense.
J’approche ma deuxième cible pendant la chorale. Paulus a rejoint les Violets. C’est donc un moment propice pour voir Claudius seul. Il chante juste à ma gauche. J’ai préparé un message écrit sur du papier-toilette, car le professeur déteste les bavardages.
Nous avons nos partitions à la main. Je glisse mon papier sous son pouce. Je vois Claudius froncer les sourcils. Il a lu mon message. Il ne chante pas, il cherche mon regard. Je chante plus fort que d’habitude en souriant aux anges pour ne pas éveiller les soupçons. La chorale se termine. Je sens qu’il me glisse un papier dans la poche. Je le sors discrètement pour l’identifier : c’est mon message. Il me l’a rendu. Je cherche Claudius des yeux. Il s’est mêlé au troupeau qui s’éparpille.
Je le retrouve quelques minutes plus tard, posté à l’entrée des toilettes, sans doute en train d’attendre Paulus. Il me fait signe d’un mouvement de tête. Quand j’arrive à sa hauteur, il me glisse :
– Je ne veux pas savoir.
– Tu es sûr ? Tu n’es pas obligé de me répondre maintenant.
– Je ne veux pas savoir, dit-il en détachant bien ses mots. Et toi, fais attention.
Paulus revient, je m’éclipse.
Je suis sous le choc. Claudius aurait-il peur ? Pour lui-même ? Pour Paulus ? Je l’ai toujours vu comme un grand frère solide et sûr. Pourquoi me fait-il ça ?
Ce soir, au repas, Marcus est en face de moi, il me fixe. Il a bien choisi son moment. Dans le brouhaha qui précède le début du « soixante-douze », personne ne peut entendre ce qu’il va dire.
– C’est d’accord, lâche-t-il d’une voix claire.
Il ne me sourit pas et baisse la tête.
– Tu en as parlé à quelqu’un d’autre ? ajoute-t-il.
– J’ai essayé d’informer Claudius. Mais il a refusé. Je ne comprends pas pourquoi.
– Il cherche à te protéger. Moi, j’ai la trouille, reprend-il, mais je ne veux pas te laisser seul avec ton secret. Quand tu m’auras raconté ce que tu sais, laisse-moi tranquille avec tout ça.
Le soir, avant de m’endormir, je fais part à Marcus de ce que j’ai appris.
Après un court silence, il réplique :
– Profitons des moments que nous avons à passer ici. Promets-moi de ne plus rien tenter.
Comme je ne réponds pas, il reprend :
– Ce qu’il faut que tu comprennes, c’est que je tiens à toi comme si tu étais une partie de moi. J’ai peur pour toi. Claudius aussi, j’en suis sûr.
Je me sens obligé de mentir pour le rassurer.
– J’ai besoin de réfléchir, vous avez peut-être raison. Bonne nuit, Marcus.
– Bonne nuit, Méto.
Leurs peurs, je les comprends. Moi aussi, j’ai la trouille. Pourtant je veux savoir. Je dois découvrir ce qui se cache derrière les portes, derrière les visages lisses des César, derrière les gueules cabossées des monstres-soldats.
Demain soir, je ne boirai pas pendant le repas et je verrai bien si Romu a raison quand il dit qu’on nous drogue pour dormir.
Ce matin, j’ai pris la décision d’être un élève obéissant, un gentil mouton durant la journée. Cela me permettra d’être invisible. Il faut qu’on m’oublie. Ainsi personne ne pourra se douter que la nuit je me transforme en une petite fouine prête à braver tous les interdits.
La journée se déroule comme prévu jusqu’au repas du soir. Là, une épreuve m’attend. Ne pas boire est un vrai calvaire. J’ai horriblement soif dès les premières bouchées avalées. Les aliments doivent être saturés de sel ou d’une autre substance provoquant le même effet. Ce qui est curieux, c’est que je ne sens rien. Le goût doit être masqué. J’observe mes voisins et je mesure la quantité d’eau qu’ils consomment. Les trois enfants assis devant moi ont bu respectivement dix verres, sept verres et treize verres. Moi, je me contente de manipuler la carafe et de porter mon verre à mes lèvres sans rien avaler.
Au moment de me brosser les dents, en revanche, je profite du rinçage de la bouche pour me rattraper. Je dois ingurgiter une grande quantité d’eau pour éteindre le feu qui brûle ma gorge.
Comme à l’habitude, le coucher s’effectue dans une ambiance calme et apaisée. Après des conversations réduites à quelques minutes, les voix se taisent une à une et le dortoir est plongé dans un profond silence. Moi, je ne dors pas. Mes yeux ne me piquent pas. De longues minutes s’écoulent. Je me décide à faire un test : j’appelle un par un tous les enfants autour de moi. Aucun ne me répond. Je n’ai jamais tant élevé la voix dans cet endroit, même dans la journée. Mes yeux, totalement habitués à l’obscurité, voient presque comme en plein jour. Je me suis redressé et je regarde mes amis dormir. Les grands sont couchés en diagonale et les petits sont, eux, parfaitement parallèles aux bords du lit.