Et si Crassus représentait un danger ? Et si c’était une « oreille de César » ?
Cette idée s’impose soudain à moi comme une évidence. J’aurais aidé, protégé, couvé même un petit mouchard ?
Comment agir maintenant ? Tout d’abord, vérifier mes impressions, en le gardant à l’œil le plus possible, et puis arrêter de m’occuper de lui. Qu’il les assume tout seul, ses provocations et les prétendues voix entendues pendant son sommeil.
Le soir, au moment où j’enlève ma chemise, je me pose une autre question : est-ce que je dois, dès à présent, me signaler à « mes amis de la nuit » ? J’hésite, à cause des remarques du prof pendant le cours d’agriculture. Mon attitude a-t-elle fait l’objet d’un rapport ? Une « oreille de César » aura-t-elle soupçonné quelque chose ? Je me dois d’être prudent.
À mon réveil, je comprends que ma méfiance de la veille était justifiée. Il y a ce matin une drôle d’odeur près de mon lit, comme si les soldats étaient revenus surveiller mon sommeil ou fouiller mes affaires. Je vais adopter pendant la journée le comportement du mouton que j’ai déjà expérimenté.
Après le dîner, je retrouve mes amis aux lavabos pour le brossage des dents. En rangeant le dentifrice dans ma sacoche, je saisis mon peigne et l’inspecte à la recherche d’un long cheveu que j’enroule autour de mon index gauche. Je le glisse ensuite dans ma bouche.
J’ai choisi de sauter le pas. Si je deviens trop prudent, je n’aurai rien fait avant d’avoir « craqué ». C’est maintenant ou jamais que je dois savoir.
Je retourne dans le dortoir. J’enfile mon pyjama et je plie mes affaires soigneusement en terminant par la chemise. Puis je fais semblant de prendre de la salive comme lorsqu’on veut nettoyer une tache, et je place mon cheveu à l’endroit convenu. On me claque vigoureusement le dos.
– Alors, on rêvasse ? m’interroge Crassus.
Je ne me laisse pas surprendre et je contre-attaque :
– Salut. Au fait, tu étais où à la fin de l’étude ? Je t’ai attendu.
– Tu m’espionnes, toi, maintenant ? dit-il en rigolant.
Je souris et reprends sur le même ton léger :
– Non, j’avais un truc à te dire. Mais là, maintenant, ça ne me revient pas.
– Ah bon ? Bonne nuit, Méto.
Il ne m’a pas répondu.
Ce matin, le courrier est passé. Je dois éviter de le lire en cours. Je décide d’aller m’enfermer aux toilettes.
À deux, vous serez plus forts. Signale-toi à l’autre en retournant une fois la jambe gauche de ton pantalon de pyjama quand tu iras au lavabo demain.
J’avale le message en tirant la chasse d’eau. Ensuite, je vais boire au robinet pour l’aider à passer.
– Ne bois pas trop d’eau avant la course, tu vas t’alourdir.
Je me retourne. C’est Paulus. Je réplique :
– Quand tu seras en mesure de me battre, tu pourras me donner des conseils.
– Il disait ça pour ton bien ! intervient Claudius.
– Je sais, je sais ! Mais je préfère qu’on ne s’occupe pas trop de moi en ce moment… Paulus, je me suis énervé. Sans rancune ?
– Sans rancune, bien sûr, affirme ce dernier.
Il faut que je me calme. J’aimerais tant à cet instant être seul pour savourer la nouvelle. Bientôt, nous serons deux à partager le poids des secrets et les risques. Je dois me concentrer sur ma journée. D’abord, rejoindre tranquillement mes partenaires de relais, faire le vide et donner mon maximum.
La matinée s’est bien passée. Je rejoins Octavius et Marcus pour le repas. Je ne peux m’empêcher de parler de Claudius, de la proximité qu’il a avec Paulus au point de souvent intervenir à sa place.
– C’est un peu ridicule, déclare Marcus, Paulus devrait s’émanciper.
– Je crois que ça lui convient, intervient Octavius. Moi, je vous aime bien, mais j’aime aussi être seul parfois.
– Il doit surtout penser à la séparation. Claudius est en fin de parcours, ajoute Marcus.
Pour m’occuper l’esprit, je continue la surveillance de mon suspect. J’en suis venu à la conclusion que, sur l’ensemble de ses journées, il passe beaucoup trop de temps aux toilettes. Je n’avais jamais remarqué ce phénomène pendant son initiation. Peut-être emprunte-t-il le passage par le placard pour aller rapporter à César. Moi, j’ai essayé de l’ouvrir maintes fois, depuis que j’en connais l’existence, mais il est toujours fermé. Crassus, lui, a-t-il la clef ?
Je ne dois pas me laisser convaincre sans preuves.
À la sortie des cours théoriques, j’aperçois Spurius qui me regarde et hésite à m’aborder. Je sais ce qu’il veut. Mes copains m’en ont déjà parlé. Il aimerait bien jouer placeur. C’était son poste dans ses équipes précédentes. Il n’a jamais osé me demander directement de lui céder la place.
Il attend finalement le moment du « carapaçonnage » pour se lancer :
– Comment es-tu devenu placeur la première fois chez les Rouges ? me demande-t-il.
– Le précédent s’était cassé le nez. Le temps qu’il cicatrise, il avait « craqué ». Depuis je n’ai jamais lâché le poste, sauf durant mes séjours au frigo.
– Tu sais que j’étais efficace à ce poste dans mon équipe de Violets ? reprend-il.
– On m’a dit ça. Et là, maintenant, tu te sens capable d’essayer chez les Rouges ?
– Oui. Pas pour te remplacer à chaque fois, mais pour participer, tu comprends ?
Aujourd’hui, j’ai envie de dire oui. Ce défoulement de fin de journée commencerait-il à me lasser ?
– Si Claudius est d’accord, tu peux jouer cette partie.
– T’es génial, Méto ! Merci. J’en avais déjà parlé à Claudius.
J’ai rarement vu une pareille joie. Je ralentis immé-diatement mon habillage et réponds en souriant aux signes amicaux que me lance le reste de l’équipe. Ils ont l’air contents.
Je prends place sur le banc des remplaçants. Le match commence par une ouverture qui plaît beaucoup aux débutants, parce qu’elle est très spectaculaire. Le transperceur prend la position de l’œuf et ses coéquipiers le roulent le plus loin possible. C’est la Romulus 1.1. Dès que le mouvement est décodé, les adversaires se ruent sur le meneur pour lui faire lâcher prise.
Nous avons récupéré la boule. Spurius souffre. Il est incapable de se dégager de l’emprise des nettoyeurs. Il est cloué au sol et Claudius s’épuise à chercher une solution. Ça y est, on nous a repris la boule. C’est la contre-attaque. Spurius s’est enfin relevé et plonge tête la première sur le porteur du précieux paquet. Le choc est violent. Il s’affale comme un sac de linge. Titus attrape la balle et marque. C’est fini. Le nouveau placeur ne bouge plus. César 2 intervient :
– Brancard ! Brancard !
Je bondis sur ses talons.
– On va le poser doucement, précise-t-il. Attention à la tête ! C’est bon. Claudius et Méto, portez-le à l’infirmerie.
César dégage doucement le casque. Une bande violacée barre le front de Spurius. Il y a du sang sous ses yeux.
– Il a la tête dure. Il s’en sortira. Méto, pourquoi n’étais-tu pas placeur ce soir ?
– Spurius m’a demandé de le laisser essayer. J’avais confiance car il jouait à ce poste chez les Violets. Maintenant que je l’ai vu à l’œuvre, je pense qu’il ne fait pas le poids.
– Claudius, tu étais d’accord pour cet essai ?
– Bien sûr. Nous sommes des Rouges bien mûrs. Il faut penser à l’avenir.
– Ce n’est pas à vous de penser à l’avenir. Allez-y et rassurez vos amis. Je vais rester près de lui ce soir.
Dans le vestiaire, les autres nous entourent.