– L’expulsion ? C’est quoi ?
– Tu disparais et on ne te revoit jamais.
La piqûre se pratique en haut des fesses. Elle a lieu juste avant le cours de lutte. Nous sommes habitués à ce traitement, personne ne rechigne.
– Les piqûres nous permettent d’être en bonne santé et de ne pas trop grandir. Tu n’as pas peur, Crassus ? Je te promets que tu ne sentiras presque rien.
Le nouveau se soumet avec docilité au rituel. Je vois son visage grimacer au moment où l’aiguille pénètre dans la chair. Il se croit obligé de me rassurer :
– Je ne crains pas les piqûres. Mais, Méto, pourquoi c’est bien de ne pas trop grandir ?
En fait, je ne sais pas pourquoi il est bien d’être petit, mais ici, c’est comme ça. Tout le monde est petit. Tant qu’on est petit, on reste au chaud dans le nid, après c’est le grand saut dans le vide…
– Viens, Crassus, on va s’asseoir. Il faut que je te raconte une histoire. Un jour, je suis passé deux fois à la piqûre. C’était un mardi. J’avais cassé mon ruban bleu ciel la veille.
– Ton ruban bleu ?
– Ah oui, les rubans… Je t’expliquerai cet après-midi. Je reprends. Donc, le ruban, ça m’avait perturbé et j’avais fait deux fois la queue. Tout se déroulait si vite, comme d’habitude, que personne ne semblait y faire attention. Pourtant, l’infirmier s’en est aperçu. Sûrement en voyant qu’on avait utilisé une seringue de trop. La leçon de sport a été annulée. Personne ne m’a dénoncé mais, le soir au dortoir, j’ai compris que cela ne se faisait pas. J’étais jeune, j’apprenais. « Il y a deux règles à respecter, avait martelé un grand dont j’ai oublié le nom : 1) Ne jamais voler la piqûre d’un autre. 2) Ne jamais priver les enfants de sport. La sanction en cas de récidive, c’est l’explosion nocturne du lit du coupable. » Même s’il me semblait que j’avais déjà compris, j’avais demandé en tremblant : « C’est quoi, récidive ? » « Ne recommence pas ! Voilà ce que ça veut dire. Et puis demain, tu donneras ta piqûre à Mamercus. Il a eu une alerte cette nuit. Son lit a fait un drôle de bruit. » Je n’avais pas protesté. Ils étaient tous d’accord et j’étais nouveau à l’époque. Je n’avais pas d’amis, tout le monde se méfie des nouveaux. Ils causent parfois des catastrophes. Tu verras qu’il existe un trafic autour des piqûres. Certains échangent leur injection contre une bonne note ou une part de gâteau. Des petits, surtout, qui n’ont pas encore tout compris.
Immobiles sur un banc, nous regardons les autres qui partent à la lutte en souriant.
– Tu veux les rejoindre ? Aujourd’hui, tu n’es pas obligé, c’est ton premier jour.
– Je suis un peu fatigué, et puis…
– Et puis ?
– J’ai faim.
– Je sais, mais pour cela il faut attendre, ici les horaires sont…
– Stricts.
– C’est ça. Tu comprends vite.
Crassus serre de nouveau son manteau contre lui.
– Tu as froid ?
– Non, il fait chaud ici.
Nous restons là, silencieux. Crassus s’est endormi. Je sens un poids sur mon épaule. Au bout de quelques minutes, ma position devient inconfortable, mais je n’ose pas bouger de peur de le réveiller. Il sent le savon, il a dû passer au décrassage. Ma douleur étant de plus en plus forte, je m’écarte doucement et retiens sa tête pour éviter qu’il ne se cogne. Enfin je décide d’allonger ses jambes sur le banc et je m’assois près de sa tête. Ses cheveux sont ras. Il a une petite croûte de cicatrisation sur l’arrière du crâne.
Je devais lui ressembler, il y a quatre ans, quand j’ai découvert la Maison. Un petit être déplumé et fatigué, trop content de trouver un endroit sûr pour dormir. Je n’arrive pas à me souvenir d’avant. Je me souviens juste du froid, du noir et de ces terribles odeurs dont la seule évocation, des années plus tard, peut me faire vomir. Ce que je sais, c’est qu’ici c’est mieux.
Soudain je pense à Rémus qui ce matin dormait quand ils sont venus chercher Quintus. Comment est-ce possible ? Je n’ai pas eu le temps de lui en parler. On m’a mis ce moineau dans les pattes. Cette mission me sépare des autres. Je n’aime pas ça.
Il est presque midi. Je dois réveiller Crassus. Nous ne pouvons pas rater le repas, surtout lui, dans son état. Je le secoue sans trop de ménagement et là, dans le silence, il hurle comme si je l’avais frappé. Je le secoue de nouveau en lui ordonnant sèchement de se taire.
– Ah, c’est toi, dit-il en reprenant son souffle, je crois que je rêvais. Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai dormi longtemps ?
– C’est bientôt l’heure du déjeuner. Nous allons nous diriger vers la salle à manger.
– Excuse-moi d’avoir crié.
– Ce n’est rien, on y va.
On entre dans la salle les premiers et Crassus découvre avec émerveillement les tables garnies de victuailles. Il s’immobilise et reste planté, la bouche ouverte, sans doute saisi par la richesse et la variété des plats, ou bien il a déjà acquis le « réflexe de la statue ». Je lui tape gentiment sur l’épaule :
– Avance, n’aie pas peur. C’est aussi pour toi, tout ça. Ici, on va te remplumer.
Bientôt, nous sommes rejoints par les autres enfants qui gagnent leur place dans un léger brouhaha. Ils s’assoient et les bruits cessent. César 5 a levé sa fourchette en signe de bon appétit. Je glisse à l’oreille de Crassus :
– Tu dois compter jusqu’à 120 avant de toucher tes couverts et laisser un espace de cinquante secondes entre deux bouchées. À part cela, tu peux manger autant que tu veux dans la limite du temps imparti pour le repas.
J’entends Crassus qui respire fort près de moi. Il a les yeux dans le vague et semble perdu.
– Écoute les petits qui comptent à voix basse…
– 115… 116… 117… 118… 119… 120…
Crassus est surpris par le bruit que font… d’un coup soixante-quatre mains qui empoignent une fourchette. Quelques secondes plus tard, il me regarde en mâchant. On n’entend presque plus rien. Bientôt, on perçoit de nouveau la voix de petits qui égrènent 46… 47… 48… 49… 50… Moi, il y a longtemps que je ne compte plus. Je sens, à chaque fois, le moment exact où je peux piquer avec ma fourchette. Crassus mange jusqu’à la dernière seconde. Il a planté soixante-douze fois : le maximum. Je le sens fatigué soudain, sans doute le stress que génère, au début, ce rituel du repas. J’ai oublié de lui dire que c’est dangereux de manger trop, surtout après avoir connu la faim comme lui, mais à quoi bon ? M’aurait-il entendu ?
Nous nous levons. Je le soutiens un peu. Marcus me frôle.
– Surveille-le, il ne doit pas vomir.
– Je sais.
– Qu’est-ce qu’il a dit ? demande Crassus.
– Rien. Je te propose de faire une petite promenade pour t’aider à digérer. Tu es trop lourd pour aller jouer.
– On va où ?
– Au phare. De là-haut, on peut voir toute l’île. Il y a beaucoup d’escaliers, mais on va y grimper doucement.
– J’ai un peu mal au ventre.
– Si ça ne va pas, parle-moi. Évitons les catastrophes.
Le phare surmonte le toit de la Maison. On y accède par une série de couloirs. Nous passons devant de nombreuses portes que j’ai toujours vues fermées. Différentes odeurs s’échappent des salles : relents d’égouts, de transpiration, de renfermé ou de médicaments. Crassus fait la grimace. Je vois bien que ça ne va pas. Je cherche une solution. Toutes les portes sont closes, surtout celles donnant vers l’extérieur, où pendent d’énormes chaînes dorées. Il ne peut pas vomir là, au milieu d’un couloir.