– Alors, il a bougé ? risque Marcus.
– Non, dis-je, mais, d’après César, il s’en sortira. Moi, je le trouve bien amoché. Il n’était sans doute pas prêt à me remplacer.
– Méto, tu n’y es pour rien. Spurius en rêvait et nous étions tous d’accord. Demain, tu reprendras ta place et lui, il apprendra en te regardant depuis le banc.
– Je l’espère.
Ce soir, je devrais être heureux car, demain, je vais rencontrer l’autre moi-même, le seul ici qui ait choisi de savoir. Mais l’image qui me hante à cet instant précis, c’est celle de Spurius allongé, inerte sur le lit de l’infirmerie. Celle d’un mort.
Chapitre 6
Réveillé un peu en avance, comme d’habitude, je me contorsionne pour atteindre mon bas de pyjama sans trop desserrer l’étreinte des draps. Je dois sortir comme les autres jours et comme tout le monde, par le haut et en douceur. Ce procédé a deux avantages, il nous rappelle qu’il faut y aller très prudemment et il nous évite de refaire le lit chaque matin.
Je m’applique à marcher avec naturel. Seul celui qui sait pensera à regarder le pli incongru. Les autres courent dans tous les sens pour avoir une bonne place aux lavabos ou aux toilettes avant de foncer à la course. J’ai l’impression que c’est un coup pour rien. J’enlève mon pyjama et je me prépare pour la course.
Mes copains sont déjà là. On se tape dans les mains pour s’encourager et se secouer un peu. Nous gagnons nos positions.
C’est parti.
Premier tour : Claudius qui court en sens inverse m’a frôlé. J’ai cru qu’il allait me parler. Je dois rester concentré sur ma course.
Deuxième tour.
– C’est moi, l’autre.
Claudius, c’est Claudius qui a dit ça !
Troisième tour.
– Alors, tu as compris ? insiste-t-il.
Quatrième tour.
– Oui, j’ai compris.
Cinquième tour.
– On est faibles aujourd’hui, annonce-t-il.
Il a raison. La course, rien que la course…
C’est fini. Notre performance est moyenne. Nous nous retrouvons au centre pour reprendre notre souffle. Claudius se rapproche de moi.
– Alors, tu es étonné ?
– Oui, mais ça me plaît. Pourquoi tu n’as pas voulu m’écouter après le frigo ?
– J’attendais un ordre.
– Paulus est avec nous ?
– Non, c’est un traître.
Nous nous dirigeons vers les autres activités.
– Ton ami est un traître ?
– Ce n’est pas mon ami. Je le surveille. Séparons-nous, on nous a trop vus ensemble.
Pendant le cours d’agriculture, j’ai du mal à prendre des notes. Si je ne me contrôlais pas, je passerais mon temps à contempler Claudius. C’est lui… Je n’avais rien deviné. Comment aurais-je pu ?
Il va falloir qu’on s’organise, tous les deux, des moments où on pourra échanger des informations sans provoquer la suspicion des César et la curiosité de nos proches. Hormis pendant la chorale, où nos places nous ont été imposées, je m’aperçois que je ne suis jamais à côté de Claudius. Comment mes fidèles Marcus et Octavius vont-ils ressentir le fait que je choisisse de m’éloigner d’eux ? Et lui, comment fera-t-il pour se défaire de Paulus ?
À la fin du cours, Marcus me demande :
– Qu’est-ce qui t’arrive ce matin ? Tu n’es pas avec nous. À quoi penses-tu ?
Comme je mets quelques secondes à répondre, il enchaîne :
– Tu penses à Spurius ?
Au moment où j’acquiesce machinalement, l’image du jeune placeur m’envahit. Je sens remonter en moi comme un malaise, une honte.
– Il faudrait qu’on s’en occupe.
– Et comment, Méto ? demande Octavius.
– En allant demander à César si on peut lui rendre visite.
– Tu sais que normalement on doit attendre que César nous le propose ?
– Mais s’il n’y pense pas, on ne saura rien aujourd’hui.
Marcus ajoute :
– C’est moi qui vais demander. Toi, tu restes là.
– D’accord.
J’aurais pu répondre « merci », aussi, car je me dois de rester discret. En même temps, depuis que je sais que nous sommes deux à savoir, je me sens presque invincible.
Au repas, Marcus s’assoit en face de moi. Il commence :
– César a dit que Spurius s’était réveillé mais qu’il ne pourrait pas quitter l’infirmerie pendant une semaine.
– On peut aller le voir, alors ?
– César a dit que ce n’était pas une bonne idée, car Spurius doit se reposer.
– Et tu as eu l’impression qu’il te mentait ?
– Non, pourquoi ? Attendons une semaine pour tirer des conclusions.
Je suis toujours étonné qu’après tant d’années nous soyons si peu à douter.
Dès le début de la chorale, un drame éclate. Un petit qui trébuche, peut-être poussé, et qui se rattrape à un autre. Un début de dispute. Un ami qui s’interpose. Résultat : trois rubans arrachés.
– C’est un accident, c’est un accident, je n’ai pas la taille ! crie Mamercus. César, s’il vous plaît !
– Et merde ! lâche Appius, un Bleu foncé.
Le petit Caelus est en larmes et répète :
– Ce n’est pas ma faute ! Ce n’est pas ma faute !
César 5 intervient avec un grand sourire. Sans un mot, il ramasse les rubans et invite de la main les trois « craqueurs » de l’après-midi à le suivre. Un Bleu ciel, un Violet et un Bleu foncé. Mamercus ne se lamente plus, il est furieux. S’il n’y avait pas de témoin, il frapperait rageusement le responsable.
Cette scène du ruban brisé, je l’ai vécue des dizaines de fois, mais aujourd’hui je la vois avec des yeux neufs. Avant cet instant, je l’avais toujours considérée comme une étape naturelle, un passage obligé dans une évo-lution inéluctable. Mais c’est une mise en scène, un acte provoqué pour rétablir un équilibre. J’ai compris et j’en suis sûr : Spurius est mort. Il faut donc un nouveau Rouge, un nouveau Violet et un nouveau Bleu foncé. Il faut faire une place au petit Bleu clair qui arrivera bientôt et surtout il faut boucher le trou laissé par Spurius, qu’on va se dépêcher d’oublier.
À partir d’aujourd’hui, plus personne n’osera demander de ses nouvelles. Marcus sait aussi que je ne lui en parlerai plus. À quoi bon risquer le frigo ?
À la fin de la chorale, Claudius se rapproche de moi :
– On se parle avant l’inche ?
– Si tu veux. Et Spurius ?
– Laisse tomber Spurius. Ils l’ont évacué cette nuit.
– Comment le sais-tu ?
– On me l’a dit.
– Tu sais qui ?
Il ne répond pas. Paulus l’a rejoint. Je m’éloigne pour aller retrouver Octavius et Marcus.
Dans les rangs des petits, ça parle fort :
– Je vais le dire à César. Je l’ai vu quand il l’a fait tomber, déclare Kaeso.
– Ne dis rien, l’avertit Décimus, au mieux tu te feras engueuler.
– Je m’en fous, j’en ai marre de la fermer.
– Laisse tomber ! je te dis. Je ne t’accompagnerai pas cette fois-ci au frigo.
– Arrête d’avoir peur. Je ne vais rien faire de mal. Je vais juste parler à César.
Je m’approche. Je ne peux m’empêcher d’intervenir :
– N’élevez pas la voix ainsi ! Qu’est-ce qui vous arrive ?
– Bonjour, Méto. J’ai tout vu pendant la chorale, commence Kaeso.
– Qu’est-ce que tu as vu ?
– C’est Paulus qui a poussé Caelus sur Mamercus.
– Qui l’a vu à part toi ?
– Personne, je crois… Enfin, peut-être d’autres, mais ils ont peur.
Il est très énervé et ne parvient pas à baisser le ton de sa voix. J’essaie de mon côté d’être le plus calme possible :
– Alors, ce sera ta parole contre la sienne. Tu es plus jeune. Ce n’est pas à toi qu’on donnera raison. Tu ne gagneras pas.