– C’était bon ?
On ne peut rien lui cacher à celui-là, il me connaît par cœur.
– Oui, pourquoi ?
– Je trouve que tu as mis du temps à le terminer.
Je ne relève pas et me contente de sourire.
Pendant l’après-midi, sans bien comprendre pourquoi, je me sens vite mal à l’aise. Je me répète que je dois avoir confiance et que tout va bien. Durant l’étude, les premières démangeaisons apparaissent. Ce n’est pas douloureux mais je me gratte sous les vêtements. César 3 s’installe en face de moi sur une chaise et m’observe. Ça m’est déjà arrivé quand j’étais plus jeune. Parfois, cela n’a aucune conséquence : il regarde et c’est tout. Là, je sens qu’il va parler :
– Méto ? Tu vas bien ?
– Je me gratte, mais ça va passer.
– Suis-moi à l’infirmerie.
Tous les regards se tournent vers moi avec étonnement ou dégoût. Ils me donnent l’impression qu’une corne m’a poussé au milieu du visage. Ce n’est que devant la glace des toilettes que je prends conscience de la gravité du problème. Mon visage est cramoisi, marqué de petites plaques tirant sur le violet.
Je suis maintenant assis devant César qui téléphone pour expliquer mes symptômes. Il raccroche et sort un épais ruban de son tiroir. Il me bande alors les yeux et me met debout. Je le suis dans les couloirs. Il ouvre une porte et me fait asseoir. Il y a quelqu’un d’autre. Des mains sèches m’effleurent les joues et le cou. Elles sentent le vinaigre. L’homme ne parle pas. J’imagine qu’il fait des gestes. C’est comme si César traduisait pour lui-même :
– Il est contagieux. Il doit se reposer et c’est tout.
J’entends l’homme s’éloigner en claudiquant. César me retire le bandeau. Je suis dans une pièce toute blanche avec un lit et une petite table. Il y a aussi une armoire à pharmacie d’où il sort une seringue et un flacon rempli d’un liquide rosâtre.
– Tu vas dormir jusqu’à ta guérison. Ce produit va te plonger dans un sommeil très profond et ainsi tu ne seras pas tenté de te gratter. C’est mieux pour toi.
De toute façon, il ne me demande pas mon avis. Il me saisit le bras et enfonce son aiguille. Je ne sens presque rien. Il sort. Je reste assis là quelques secondes, immobile.
J’ai du mal à donner du sens à ce qu’il m’arrive. On m’a rendu malade en me faisant manger un aliment. Je suis maintenant à l’isolement. Je vais, d’après César, passer tout mon temps à dormir. À quoi tout cela peut-il bien servir ? Je me force à me répéter les paroles de mon ami : je dois avoir confiance et je vais bientôt tout savoir.
Je sens mon bras piqué qui s’engourdit et mon regard commence à se brouiller. Je rejoins mon lit. Mes yeux se ferment. Je suis bien.
Je suis réveillé. César est près de moi, il me parle :
– Tu vas aller aux toilettes. Tu vas aussi manger et boire. Ensuite, tu te rendormiras. Allez, lève-toi maintenant !
C’est difficile mais j’y parviens. Mes mouvements sont lents. Je vois César qui consulte sa montre. Il semble pressé que j’en finisse. À peine un quart d’heure a passé que déjà il m’invite à lui tendre le bras pour une nouvelle injection.
Je suis de nouveau réveillé mais je suis seul. Je suis peut-être un peu en avance sur l’heure prévue de mon réveil. Et si c’était normal ? Si le plan préparé par ceux de la nuit allait se mettre en place ? Comme par réflexe, je glisse ma main sous mon oreiller. Bingo, un message !
Nous avons dilué le sédatif et tu disposes d’une heure. C’est l’heure morte de la nuit. Plus personne ne circule. Pousse les portes, regarde. Ne perds pas de temps et ne te perds pas. Mange le message.
Je le déchire minutieusement en quatre et je commence à mâchonner un premier morceau. J’observe la pièce. Il y a deux portes. J’en pousse une au hasard, elle donne sur le couloir. J’essaie l’autre. Il y a un escalier. Je monte et débouche sur une autre porte que j’ouvre. Je suis à présent dans une pièce à peine éclairée. Les lumières proviennent de deux veilleuses fixées au plafond et des cadrans allumés de deux grosses machines qui ronronnent contre un mur latéral. Au centre trône un grand fauteuil surmonté d’un drôle de casque strié qui ressemble à un cerveau. En m’approchant, je distingue des zones délimitées par d’épais traits noirs. Chacune est étiquetée. Je parviens à lire : mémoire 1, motricité, vue, goût, langage, mémoire 2, odorat, ouïe… Ça me fait penser au poster de la classe d’agriculture, le poster des morceaux du cochon. Au milieu de chaque zone du casque, il y a un petit trou. Dans l’un d’entre eux, une aiguille est restée enfoncée.
Je dois tout retenir. J’essaierai d’analyser ensuite. J’entends un souffle régulier derrière moi. Quelqu’un dort. C’est un petit. Il a le crâne entièrement rasé et un pansement collé sur l’arrière de la tête. Il porte un tee-shirt gris avec un numéro : 257. À côté de son lit, sur une tablette, sont posées deux feuilles cartonnées. Sur chacune d’elles, un prénom est écrit. Il s’appellera Rufus ou Quintus, ce n’est pas décidé. Ceux de la nuit l’avaient écrit : Le remplaçant n’est pas prêt. Spurius est mort trop tôt.
Il y a une autre porte. Cette seconde salle ressemble plutôt à un atelier. Des dizaines de scies, de couteaux, de lames de toutes sortes sont suspendus au mur qui me fait face. La pièce est carrelée de blanc du sol au plafond. Une longue table trône au milieu. Je découvre plusieurs planches anatomiques sur le mur de droite. L’une d’elles est semblable à celle que nous utilisons pendant les cours, à ceci près qu’on y a ajouté des pointillés rouges sur les os de la jambe et que des vertèbres sont colorées de la même couleur. Une autre présente un squelette réduit, mais pas d’une manière harmonieuse, comme serait celui d’un petit enfant. Ici, les bras sont trop longs par rapport au tronc et aux jambes. Le soldat que j’ai entraperçu dans la salle des lavabos le matin où ils ont emporté Quintus dans un sac avait un peu cet aspect. C’est peut-être là qu’on les fabrique. Sur le mur opposé, je découvre une sorte de fenêtre éclairée par des lampes, sur laquelle sont collées des photos transparentes de tibia, de péroné et de fémur. Tous les os sont comme striés de quelques traits blancs.
Au fond, j’aperçois une porte discrète. À peine le seuil franchi, je sens des présences. L’éclairage très faible me permet tout de même de distinguer des lits, pour la plupart occupés. L’odeur est un peu agressive : un mélange de cuisine et de vestiaire après l’effort. Les gens qui sont là dorment, certains bruyamment. Ils ont tous des cotons humides sur les yeux et d’épais pansements leur tiennent lieu de vêtements. Ce sont des soldats. Plusieurs portent des attelles métalliques aux jambes. Des vis sont fixées à même la peau. Je m’arrête devant l’un d’entre eux parce que je le connais. Pourtant son nom ne me revient pas. Il était avec nous avant. Je reconnais son front légèrement bosselé, son nez court et ses petits yeux rentrés. Il s’appelle… je ne sais plus… Il n’a pas seulement vieilli, ils l’ont changé. Sa tête paraît plus large et ses pommettes sont absolument carrées, comme si on lui avait glissé des plaques sous la peau.
Est-ce une chambre de torture ou un hôpital ? La puanteur est vraiment trop forte. Elle m’envahit et m’empêche d’analyser ce que je vois. Je veux sortir maintenant. Je mets quelques minutes à retrouver mon chemin. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé depuis mon réveil. Doucement, je refais le parcours inverse en prenant garde à bien refermer les portes et je me recouche. Je ne retrouverai pas le sommeil.
Je commence à comprendre un des choix qui s’offriront à moi : être un monstre-soldat ou un esclave. Souffrir beaucoup pour être transformé ou souffrir le restant de mon existence pour avoir refusé la souffrance.