Выбрать главу

On part dans un grand éclat de rire. Je vois Paulus froncer les sourcils, il se sent exclu de notre relation. Je lui vole celui qu’il pense être son meilleur ami. Je les quitte pour ne pas envenimer les choses.

Plus tard dans l’après-midi, un Violet dénommé Caïus me frôle l’épaule et cligne des yeux. C’est certainement un « nouveau partisan ». Combien sommes-nous maintenant ? J’éprouve soudain un sentiment de puissance et de bonheur que Mamercus vient contrarier quelques minutes après :

– Méto, il faut parler à Claudius. J’ai l’impression que ça s’emballe. L’euphorie qui gagne certains leur fait perdre toute prudence. J’ai déjà dû effrayer un Violet qui parlait un peu fort de nos secrets. Comme si, l’issue approchant, on pouvait se laisser aller. Je ne vois pas comment on va éviter une catastrophe.

– Entendu, Mamercus. Je lui parlerai.

– Tu ne sais pas combien de temps on doit encore tenir ?

– Non. Personne ne le sait.

– Tu n’as pas l’air inquiet. Ton calme me rassure.

En guise de réponse, je me contente de lui sourire. L’image qu’il me renvoie de moi me paraît bien flatteuse, mais à quoi cela servirait-il que je le lui dise ?

Il s’éloigne. J’informerai Claudius comme promis, mais je crois que c’est déjà trop tard.

Durant l’étude, après avoir expédié mes devoirs, j’essaie de visualiser le mur que contemplent les César quand ils ont oublié la combinaison de la boîte à clefs. Je voudrais utiliser un dessin. Cela m’aiderait, mais c’est impossible. Il n’existe pas de feuille pour dessiner librement. Les cahiers ont des pages numérotées et sont vérifiés à la fin de chaque cours. J’aimerais d’ailleurs bien savoir sur quoi Claudius écrit ses messages.

Je décide de tenter quelque chose. Je vais utiliser une petite zone d’une feuille blanche pour me livrer à mes recherches et ensuite je camouflerai tout sous un des dessins imposés pour les concours : la chaudière de la Maison, par exemple. Il y en a deux autres qu’on peut faire et refaire, pour s’entraîner : le couple de cochons et ses deux petits, ou bien trois épis de maïs liés par une ficelle. Je choisis la chaudière car, il y a environ six mois, j’avais décidé, sans succès, de devenir champion sur ce motif. Je le connais donc dans ses moindres détails.

Ces compétitions sont organisées deux fois par an et sont ouvertes à toutes les couleurs. Les César jugent la dextérité et la rapidité. Ils appliquent ensuite un coefficient en fonction de la couleur de l’élève, et le champion est applaudi par tous. On ne gagne rien. Maintenant que j’y pense, ces concours doivent avoir leur utilité. Je sais qu’ici rien n’est fait pour rien. Cela doit entrer dans le processus de sélection pour « après ».

On trouve sur le mur du fond des dossiers rangés par couleur. Chaque série est numérotée. Il y a cinq étagères. Les dossiers peuvent avoir des épaisseurs très diverses. Les rouges occupent la première rangée, celle du haut. Je m’en souviens car une fois où César m’avait fait patienter plus d’une demi-heure, je m’étais dit que les dossiers rouges étaient dans la même position que nous, les anciens. Ils dominent les autres couleurs, mais à une altitude où la chute est douloureuse à coup sûr. Il y a des gris et des marron à côté. Sur la deuxième étagère, on trouve des bleus, des violets et des roses, je crois. Marcus, qui veille sur moi, même quand je ne le sais pas, me glisse à l’oreille :

– Il te reste un quart d’heure avant la fin.

– OK, OK, mon ami.

Je noircis mon travail et je le transforme. Quelques minutes plus tard s’offre aux yeux de tous un des côtés de la chaudière avec une partie dans l’ombre. Je fais le reste de façon mécanique. César s’est levé et chacun range ses affaires dans sa case. Le cahier doit, lui, rester bien en évidence pour le contrôle.

Le matin suivant, devant la glace, je remarque que Claudius et moi, nous nous ressemblons : même visage préoccupé et triste. Je lui murmure :

– Claudius, Mamercus est inquiet.

– Je sais. À cause des Violets. Moi aussi. J’ai reçu une réponse pour notre affaire. Un soir prochain, pendant l’étude, tu disposeras de dix minutes.

– Mais comment ?

– Je ne sais pas. Tiens-toi prêt et, le moment venu, tu comprendras. On a un autre problème. Paulus a annoncé à tout le monde qu’on préparait une nouvelle ouverture pour l’inche. Il ne faudrait pas les faire attendre trop longtemps. On ne doit pas attirer les soupçons.

– Et tu as une idée, toi ?

– Non, mais je compte sur toi.

Il va rejoindre les autres et me laisse là, perplexe.

Les cours s’enchaînent. Je n’écoute rien mais j’essaie que ça ne se voie pas trop. Penser à cette nouvelle ouverture pour la partie de ce soir me semble bien futile, surtout en regard de ce qui se passera peut-être pendant l’étude. Je n’arrive pas à imaginer que je puisse accomplir ma mission sans me faire prendre. Un César et un traître dans la salle, un autre César dans le bureau. Je n’ai pas la capacité de me rendre invisible !

En sortant du cours d’agriculture, j’entends des cris qui viennent des couloirs et je vais voir. Crassus est par terre et se tient la tête. Trois élèves entourent Marcus qui se débat. César 4 arrive et désigne d’un geste sec deux enfants pour accompagner la « victime » à l’infir-merie. Puis, se tournant vers le « coupable », il lève son pouce. La sentence est tombée : un jour de frigo. Marcus a le visage fermé. Il sait qu’il n’y a rien à tenter, que c’est trop tard, qu’il s’est fait piéger. Je le prends dans mes bras. Il me chuchote à l’oreille :

– Un jour, je le tuerai.

– Écoute bien mes conseils. Je ne suis pas sûr de te revoir avant qu’il ne t’emmène ce soir.

– Pourquoi, tu quittes la Maison aujourd’hui ?

– Non, mais on ne sait jamais. Écoute-moi. Au dîner, ne mange pas trop et retiens-toi de boire jusqu’à ce qu’on aille aux lavabos, où tu pourras te rattraper. L’eau des carafes est bourrée de somnifères et tu dois abso-lument éviter de dormir là-bas.

– D’accord, je m’en remets au spécialiste, dit-il, presque en souriant.

– Ah oui ! Encore une chose : ne sois pas effrayé par Romu, l’enfant du frigo. S’il te fait peur, c’est pour t’éviter de t’endormir et d’avoir les extrémités gelées. C’est un ami. À plus tard.

Nous formons un mur de trois attaquants accrochés solidement par les bras. Le transperceur est recroquevillé derrière moi. Les nettoyeurs sont en retrait, ramassés sur eux-mêmes. Au signal, nous progressons. Les coups s’abattent et nos adversaires essayent de nous séparer pour accéder au transperceur et à la boule. Quand nous ne pouvons plus résister, je pivote vers nos lignes arrière et fais mine de récupérer l’objet, puis je plonge en avant. Ils me retournent comme une crêpe et découvrent que je n’ai rien. Ils s’abattent alors sur Claudius, le meneur, pour un résultat équivalent. Et là, pour eux, c’est trop tard. Un des nettoyeurs m’a expédié la boule et je marque sans trembler. On a gagné. Mes copains se relèvent avec un sourire parfois noyé de sang. Je suis dans mes petits souliers. Vais-je voir mon ouverture validée et me couvrir de gloire, ou vais-je essuyer des injures et des quolibets ? Je regarde César qui fait durer le suspense :

– La Méto 2.2. rentre dans le grand livre. Sous réserve, dit-il sans émotion.

Toujours la même tactique. Faire planer un doute pour éviter qu’on ne se réjouisse trop.

Les regards de mes copains me montrent que pour eux le doute n’est pas permis. Octavius est carrément enthousiaste :

– Je n’imaginais pas qu’il y avait encore quelque chose à inventer. Tu es génial, mon pote !

Nous allons sous la douche. Titus, grand perdant, vient faire ses remarques :

– Vous avez gagné grâce à l’effet de surprise, en faisant croire que la boule était entre les dents du transperceur. Mais c’est facile à contrer quand on le sait.