– Sans doute, sans doute, Titus. Enfin, reconnais que ce soir nous étions meilleurs.
Il s’écarte en souriant. Il n’est pas convaincu. Loin de toute cette agitation, presque caché dans un recoin, Publius se frotte les yeux. Je comprends tout de suite que ce n’est pas à cause du savon. Je m’approche du « traître Rouge ».
– Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as été secoué pendant l’attaque ?
– Non, après l’attaque, répond-il en s’efforçant de ne pas pleurer. Ils me sont tombés dessus alors que j’enlevais mon casque. Des gars de mon équipe. Sans le faire exprès, soi-disant.
Il baisse la tête et me montre une estafilade au-dessus de sa nuque.
– Je ne sais pas ce qu’ils me veulent.
– Tu ne vas pas aller te plaindre à César ? Ce ne serait pas bon pour l’esprit de votre équipe. Va voir Titus d’abord. C’est ton capitaine.
– Peut-être. Mais il faudra quand même qu’on me soigne.
– Bien sûr, fais-toi soigner, Publius.
– Tu sais, je n’ai pas envie de finir comme Spurius.
Au moment de dormir, des images de la journée me reviennent en mémoire. Je sens que la bataille a commencé. Les provocations qui se répondent. Les vengeances qui se précisent. Il faut calmer le jeu au plus vite, sinon… sinon quoi ?
La réponse à cette question arrive le lendemain vers cinq heures du matin. Branle-bas de combat dans le dortoir. Les enfants sont rassemblés dans les couloirs puis forcés de s’allonger, les yeux fermés, face contre terre, avec les mains dans le dos. Des cris. Des sifflets percent nos tympans. Des soldats marchent sur nous en hurlant. Certains d’entre nous sont relevés sans ménagement et des exécutions sont simulées. Je suis victime d’un simulacre d’étranglement avec un lacet. Même si j’essaie de me persuader qu’ils sont juste là pour nous effrayer, j’ai peur et, un instant, j’ai vraiment cru qu’ils allaient me tuer. Beaucoup d’enfants pleurent doucement. Soudain, tout s’arrête. On entend les soldats se regrouper et s’éloigner. On se remet debout et on rejoint les lavabos. Pourquoi ont-ils fait ça ? Qu’ont-ils découvert ?
Claudius m’explique la consigne que chacun fera passer à celui ou à ceux qu’il a convertis personnellement : stopper tout recrutement, se mêler aux autres et communiquer le moins possible entre comploteurs.
– Et surtout, ajoute-t-il, si on sent une angoisse dangereuse chez notre interlocuteur, il faut lui faire croire que tout est annulé, qu’on a renoncé. Cette journée doit être sans tache.
Une ambiance étrange règne. Les enfants payent le réveil violent et matinal. Les performances sportives sont déplorables. Une certaine apathie envahit les couloirs et les salles de classe. Je suis content que Marcus ait échappé à cette démonstration de sauvagerie.
Un Violet nommé Aulus s’installe en face de moi pendant le repas. Malgré les recommandations qu’on a dû lui faire, il tente d’entrer en contact avec moi. Ce sera un message muet ou presque. Je dois comprendre en regardant ses lèvres. Après un instant d’hésitation, je décide de l’« écouter ». Je ne suis pas trop doué pour cet exercice, ce qui l’oblige à recommencer deux fois. La teneur de son message est la suivante :
– Ce matin, j’ai compris que tout le monde avait peur, même toi. Je l’ai senti quand il s’acharnait sur ton cou. J’étais juste à côté. Et pourtant, vous n’abandonnerez pas, n’est-ce pas ?
Pour toute réponse, je le fixe d’un regard grave pour lui signifier que notre détermination est intacte. Je lui fais aussi comprendre que la conversation doit s’arrêter là.
Il acquiesce et serre les doigts de sa main droite en signe de solidarité.
Le soir, la partie d’inche est désordonnée car les enfants sont fatigués et énervés à la fois. Deux d’entre eux se blessent lors d’un choc violent. Bilan : une clavicule cassée et un poignet fracturé.
Après le repas, César 2 se fend d’un petit discours sur le climat déplorable de ces derniers jours :
– Ce vent de violence sera combattu par une violence encore plus forte. Nous en surveillons certains, ils se reconnaîtront.
C’est dans un silence glacial que chacun regagne le dortoir. Je lance à Claudius :
– Peut-être à demain.
– C’est ça, peut-être à demain.
Marcus est déjà dans son lit. Il a les yeux fermés. Il récupère. Il a survécu.
Ce matin, le courrier est passé : Aujourd’hui, dix minutes après le début de l’étude. Le bureau sera vide.
Comme d’habitude, je retrouve Claudius aux lavabos. Il a reçu un message, lui aussi, plutôt rassurant : Ils sont nerveux mais ils ne savent rien.
– Tu crois que je pourrai quitter l’étude comme ça, sans raison valable ?
– Fais-leur confiance. Ils connaissent la Maison mieux que nous.
Je repère Marcus qui s’asperge d’eau glacée pour se donner du courage. Je m’approche de lui et lui souris :
– J’étais sûr que tu tiendrais le coup.
– Je suis fatigué. Méto, j’ai un message pour toi de la part de Romu.
Je vérifie que personne ne peut nous entendre.
– Vas-y !
– Méfiez-vous de Rémus.
– C’est tout ?
– Oui. Méto, faut que t’y ailles.
Après la course, je rapporte à Claudius les propos de Marcus. Il me rassure :
– À part toi, Octavius et moi, tout le monde craint Rémus et personne n’ose l’approcher. Par ailleurs, Octavius m’a dit qu’il avait seulement converti un Violet.
– Et toi, tu n’as pas eu envie de le mettre au courant ?
– Non. J’ai toujours pensé qu’il était ingérable : trop impulsif, trop violent.
– Je suis assez d’accord, même si je ne peux m’empêcher d’avoir de la sympathie pour lui.
– Et, à propos de Rémus, tu as trouvé des volontaires pour se faire casser en deux pour son ultime partie d’inche ?
– Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper et j’espère que tout sera fini avant.
Lorsque j’entre dans la salle d’étude, je suis très mal à l’aise. J’ai l’impression de ne rien contrôler. Que va-t-il se passer ? Que vais-je pouvoir dire ? Aucune excuse n’est recevable et ils n’ont jamais fait d’exception. Si je demande à aller aux toilettes, je déclencherai un éclat de rire général. Je ferme les yeux et j’attends un miracle qui n’arrivera pas. Les minutes s’écoulent avec lenteur. Je suis incapable de fixer mon attention et j’ai très chaud. Je dois lever la main. Je vais lever la main. Je lève la main.
– Oui, Méto ? interroge César 3 avec un léger sourire.
La porte de l’étude s’ouvre. César 5 entre et murmure quelques mots à l’oreille de son homologue. Ce dernier déclare :
– Je dois m’absenter quelques minutes avec Publius. Je vous fais confiance. Ne nous décevez pas ou nous serons impitoyables.
Ils sortent tous les trois. Nous sommes sans surveillance. C’est tout à fait inédit et les élèves se regardent, abasourdis. Certains commencent à rire et à s’agiter. Claudius se lève et me fait signe de partir. Je l’entends parler doucement pendant que je passe la tête dans le couloir :
– Il est important que chacun se comporte normalement, et le fait que Méto soit sorti doit rester absolument secret. C’est compris ?
Le silence est rétabli. Personne à l’horizon. Je cours jusqu’au bureau qui est ouvert. Je referme la porte. Je me tourne vers les étagères et, tout de suite, je repère que les dossiers ont changé de place. Les rouges ne sont plus en haut. Je prends le cadenas entre mes doigts. Il y a cinq roues comme les cinq étagères. Les dossiers ayant tous des numéros, la solution est devant moi. On doit sans doute lire la combinaison verticalement. Elle ne peut pas être à gauche car les séries commencent naturellement toutes par le chiffre 1. Je ne peux donc m’intéresser qu’au dernier chiffre à droite. Là, c’est différent, les séries ne comportant pas toutes le même nombre de dossiers. Par exemple, il y a huit dossiers jaunes très fins et quatre très gros dossiers gris. Je lis en descendant le dernier chiffre de chaque ligne, ça donne 7 4 6 4 5. J’essaie. Ça ne marche pas. J’utilise les mêmes chiffres mais en remontant : 5 4 6 4 7, et ça marche ! J’ai réussi à ouvrir la boîte. Je rétablis la combinaison d’origine et je regagne discrètement la salle d’étude où il règne un silence pesant. Je n’ose tourner la tête vers le bureau de peur d’y voir trôner César. Je m’assois et je lève les yeux. Personne, j’ai donc accompli ma mission. Je tremble. Je dois retrouver mon calme. Je ferme les yeux.