Nous regagnons le dortoir en marchant doucement. Certains boitillent, d’autres font des mouvements pour soulager leurs membres endoloris.
– Et maintenant, on ne risque plus rien, Numérius ? interroge Claudius.
– On leur a fermé l’accès direct vers chez nous, mais ils vont se réorganiser et contre-attaquer.
– Je ne comprends pas, intervient Marcus. Ils ne sont pas enfermés dans leur salle de garde ?
– Non. Je vous explique… La Maison est composée de deux espaces autonomes et séparés : d’un côté le monde des enfants et des César, et de l’autre le monde des soldats et des serviteurs. Ces deux zones comportent les mêmes lieux : des dortoirs, un réfectoire, des salles de sport, des couloirs, etc. Quelques pièces font commu-niquer les deux espaces, car elles ont une issue dans chacun d’eux, c’est ce qu’on appelle les passages. La salle des gardes, le frigo et notre dortoir-cellule en sont des exemples.
– Et tu connais tous ces passages ? reprend mon ami.
– Non.
– Alors les gardes peuvent entrer quand ils veulent.
– Si nous maintenons les portes fermées de notre côté, nous sommes en sécurité.
Mamercus court à notre rencontre :
– J’ai deux nouvelles : une bonne et une moins bonne, enfin, je crois… Voilà, on a trouvé le dernier César et Rémus a disparu.
– C’est peut-être mieux qu’on n’ait pas à le gérer, celui-là. Comment ça s’est passé ? demande Claudius.
– Je surveillais le dortoir et j’informais ceux qui se réveillaient de la nouvelle situation. Lui n’a rien demandé, il a foncé dans les couloirs. Je l’ai appelé et me suis lancé à sa poursuite. Il a pris le couloir est. J’étais à dix mètres derrière lui. Après le virage, il a disparu.
– Comment ça, disparu ? insiste Octavius.
– Je ne sais pas, moi. Il a dû prendre un de ces passages secrets.
– Nous en reparlerons plus tard, tranche Numérius. Rassemblons d’abord tout le monde. Rassurons les petits et organisons-nous pour le reste de la journée.
La grande réunion a lieu dans le gymnase. Les enfants se sont assis spontanément à leur place habituelle. Ils attendent sagement. C’est Claudius qui s’adresse à eux :
– Ce matin, nous avons pris le pouvoir dans la Maison. Nous avons libéré nos anciens amis que les César avaient transformés en esclaves. Nous avons fermé les accès de la Maison. Personne ne peut plus y pénétrer sans notre autorisation. Nous retenons prisonniers les César et les enfants qui sont à leur service. Aujourd’hui, l’organi-sation de la journée va changer. Les horaires des repas seront maintenus mais il n’y aura ni cours ni compé-tition. Ce soir, nous nous réunirons pour préparer le programme des jours suivants et vous pourrez poser toutes vos questions.
Un Bleu clair pleure bruyamment. Claudius l’interpelle :
– Qu’est-ce qu’il y a, petit Bleu ?
L’enfant relève la tête. Il peine à articuler :
– Mais quand ils reviendront, Claudius, quand ils reviendront, ils nous feront du mal !
– Toi, tu ne risques rien, tu n’as pas participé.
– Mais ils ne le sauront pas que je suis resté gentil !
– Tu dois avoir confiance en nous. Tout va bien se passer. Ils ne reviendront plus.
Le petit n’est pas convaincu. Ils sont nombreux comme lui, mais n’osent rien dire. Ils auraient honte de montrer leur peur.
Les Bleus quittent le gymnase, comme à regret. Ils ne savent où aller. Beaucoup s’asseyent dans les couloirs pour attendre.
Les révoltés se réunissent de nouveau, mais seuls. Je décide de prendre la parole. Numérius me regarde d’un drôle d’air, comme si je voulais lui voler son pouvoir. Claudius lui sourit. Il s’apaise. Je commence :
– Je crois que si nous voulons éviter les mauvaises surprises, nous devons d’abord visiter de fond en comble la Maison. Il faut ouvrir chaque porte, nous avons les clefs pour le faire. Ainsi, nous découvrirons les caches d’armes, s’il y en a, et les passages vers l’autre côté dont a parlé Numérius. Il faut les identifier et les surveiller. Qu’en pensez-vous ?
– Je suis convaincu que tu as raison, assure mon ami. Prends un gars avec toi et charge-toi de cette mission.
Le chef des anciens esclaves se sent obligé d’ajouter quelque chose :
– Nous, les serviteurs, connaissons mieux la Maison que vous. Optimus t’indiquera les seules portes qui nous étaient interdites. Allez-y tous les deux et soyez prudents. À la moindre erreur de votre part, ils seront sans pitié, surtout après l’affront qu’ils viennent de subir.
– Je peux commencer tout de suite ?
– Si tu veux, confirme Claudius.
– Marcus, tu nous accompagnes ?
– Je viens, Méto.
Nous nous éloignons d’un pas rapide. Je dois d’abord retrouver l’endroit secret où j’ai été soigné. Il communique avec une sorte d’hôpital pour soldats. Si on ouvre cette porte, on offre aux monstres un passage. Je demande à Marcus de me bander les yeux devant le bureau des César et de me suivre dans les couloirs. Je me retrouve après quelques tâtonnements devant une porte, la 114. C’est celle-là. Je vérifie qu’elle est fermée et je fixe dessus un avertissement : Danger. Ne jamais ouvrir.
Je me sens plus tranquille. J’explique à mes coéquipiers que j’ai envie de passer par la salle d’étude pour arracher des feuilles dans mon cahier. Je veux établir des plans et tout indiquer dessus. Malgré les recommandations de Numérius, je décide de fouiller moi-même tous les recoins.
Nous commençons par notre étage. Nous inspectons les pièces où l’on ne va jamais. Ce ne sont que des locaux techniques : réserves de produits d’entretien, placards à balais ou salles remplies de tuyaux avec des cadrans. C’est pourtant derrière une de ces portes qu’a disparu Rémus tout à l’heure. Je commence à me dire que notre action est inutile. C’est cela que voulait me faire comprendre le copain de Claudius pendant la réunion.
Je sais qui pourrait nous renseigner. J’en parle aux deux autres :
– Il faudrait aller au frigo pour rencontrer Romu. Je suis sûr qu’il nous aiderait.
Optimus fait la grimace :
– Ce n’est pas une bonne idée. Romu est le fils de Jove.
Je répète sans vraiment comprendre :
– Le fils de Jove…
– Le fils… Tu ne sais pas ce que ça veut dire ? Jove est le mâle qui a fécondé une femelle qui, elle, a engendré Romu. Et pour Rémus, c’est pareil, ils sont donc frères.
– Frères ? Ça veut dire nés du même mâle et de la même femelle ?
– Mais pas seulement : Jove s’est occupé d’eux quand ils étaient petits. Il les a nourris et protégés. On dit que c’est leur père.
Ces mots résonnent en moi bizarrement. Je ne les ai jamais entendus ni même prononcés, du moins depuis que je suis ici, mais ils remontent lentement à la surface de ma mémoire. Un père, un frère, une m… mè… mère.
Je dois rester concentré sur notre tâche et ne pas me laisser envahir par cette évocation. Je regarde Marcus qui pleure.
– Romu est différent. Il m’a prouvé plusieurs fois que je pouvais lui faire confiance.
– Comme tu voudras, Méto. Mais il serait plus sage qu’on en réfère aux autres.
– Nous n’avons pas le temps.
Nous courons vers le frigo, qui est évidemment vide. Pourquoi Romu y serait-il resté, d’ailleurs ? Il n’a plus rien à y faire. Je décide de laisser tout de même un message derrière le poteau où il me donnait rendez-vous : J’ai besoin de toi. Méto.
Après le repas, je croise Claudius qui m’interroge :
– Alors, cette fouille ?
– Pour l’instant, rien, mais je garde espoir.
Je n’ose pas lui avouer que j’en suis réduit à attendre de l’aide de quelqu’un qui causera peut-être notre perte à tous. Je change de sujet :