– Ne t’inquiète pas, Méto, je sens que je vais mieux, mais on ne pourrait pas ouvrir une fenêtre que je puisse respirer un peu d’air frais ?
– Je n’ai jamais vu de fenêtres ouvertes dans la Maison. C’est aussi pour ça qu’il y fait toujours chaud. Maintenant, nous allons commencer l’ascension. Il y a des bancs tous les deux étages, on s’arrête quand tu veux.
Crassus se détend. Il monte doucement, en prenant bien soin de respirer profondément. Nous arrivons au sommet au bout d’un quart d’heure. La vue est dégagée. Je commence la leçon :
– Notre île ressemble à une étoile de mer. C’est une île d’origine volcanique avec une montagne au centre : l’ancien volcan. On a construit la Maison au fond du cratère. Les pentes du volcan sont riches et on peut y cultiver des fruits, des légumes et des céréales pendant la belle saison. Au nord se trouvent une forêt, où sont élevés des cochons, et des prairies, où vivent des ruminants et des volailles. On a aussi installé des ruches. La pêche se pratique tout autour de l’île et dans les grottes sous-marines situées sur la côte ouest.
En donnant ces explications, je me rends compte que je n’ai jamais vu de près tout ce dont je parle. J’ai tout étudié pendant les cours. Je ne vois des cochons des forêts que les tranches de jambon qui remplissent mon assiette ou les images des manuels. Soudain, j’aperçois César 1. Ai-je déjà commis une erreur ? Il a le même visage que d’habitude. Il sourit. Mais il sourit toujours, même quand il annonce les pires nouvelles.
– Méto, ton protégé doit porter l’uniforme au repas de ce soir. J’ai l’impression que tu as oublié de passer chez le tailleur.
– Non, César, je n’ai pas oublié. Nous irons là-bas juste avant la chorale. Crassus était très faible ce matin. Il a dormi un peu et puis je ne voulais pas qu’il rate l’heure du repas.
– J’ai vu qu’il en avait besoin. Tu as bien fait. N’a-t-il pas trop mangé à midi ?
– Sans doute, mais ça ira.
– Ne tarde pas, le tailleur t’attend et il n’est pas dans un bon jour.
– Pourquoi ?
– Des petits se sont battus au début du cours de lutte et ont déchiré leurs uniformes. Les grands sont intervenus un peu tard. Il y aura des sanctions. Elles seront prononcées au dîner, annonce-t-il avec le même sourire inexpressif.
Je déteste César 1.
Il tourne les talons sans un regard pour Crassus.
– Il fait comme si je n’existais pas, s’inquiète celui-ci.
– Pour l’instant, tu ne fais pas partie de la Maison. Il te parlera à la fin de ton initiation. Jusque-là, je parle à ta place. À présent, nous allons chez le tailleur.
Le tailleur me regarde avec cet air mauvais qui ne le quitte jamais.
– Alors, c’est lui, le nouveau ? lâche-t-il. Il lui faut du 4. Tiens.
Il me tend un ballot de grosse toile verdâtre. Je passe avec Crassus dans le vestiaire. Je déplie le tissu sur la large table au centre de la pièce. Il y a dedans une chemise blanche, des sous-vêtements blancs, un pantalon marron, une grosse veste de couleur grise, des chaussettes et des chaussures noires.
– Voilà les vêtements que tu vas porter aujourd’hui. Tu rentres dans cette cabine, tu te changes et tu reviens plier toutes tes anciennes affaires. Tu les replaces dans le ballot et on part pour la chorale.
– On va me les rendre après ?
– Après quoi ?
– Quand je partirai.
– Non, je crois qu’ils les brûlent. Les vêtements qui composent l’uniforme sont neufs, plus chauds et de meilleure qualité. Tu n’as rien à regretter.
– Je veux garder mon manteau.
– Pourquoi ?
– C’est tout ce que j’ai… et puis il est très chaud.
Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? Qu’on rate l’heure de la chorale à cause de son manteau pourri en poils de rat ? Je ne dois pas m’énerver, je sais que ça peut tout gâcher. J’essaie d’adopter un ton calme mais ferme :
– Ce n’est pas possible. Rentre là-dedans et change-toi.
En lui parlant, je le pousse doucement dans la cabine étroite, dont je ferme la porte.
Je regarde ma montre en respirant lentement. Je ne l’entends pas s’affairer. Alors, je compte trente secondes dans ma tête et j’ouvre la porte. Il est assis par terre et pleure en silence.
– J’ai peur d’avoir froid, et puis ce manteau, c’est à moi. Je ne veux pas qu’on le brûle, gémit-il.
– Écoute-moi, dis-je, un peu embêté, mets tes nouvelles affaires. Pour le manteau, je te promets d’en parler à César avant le repas. Ici, tu n’auras jamais froid. Tu verras ton armoire ce soir, dans le dortoir. Elle sera pleine à craquer de pulls, de vestes et de manteaux. Allez, fais vite. Je ne veux pas qu’on arrive en retard à la chorale.
Crassus se relève. Il ferme la porte et s’habille en quelques secondes. Quand il ressort, il est transformé. Il se force à sourire. Je laisse le ballot au tailleur et lui précise d’une voix la plus aimable possible :
– Il veut garder son manteau en souvenir. Je vais en parler à César ce soir. D’ici là, je vous remercie de ne pas le brûler.
– C’est ça… c’est ça… En souvenir. Va parler à César.
Dans son regard, je perçois une complicité malsaine, comme s’il pensait que je joue la comédie et que ni l’un ni l’autre nous ne sommes dupes.
Je rattrape Crassus.
– Ça va aller. Allons chanter.
Une fois par semaine, nous allons à la chorale. Le rituel veut que chacun s’attache, avant de commencer, une bande de papier de couleur autour de la poitrine. La bande doit être parfaitement ajustée. Elle ne doit pas être trop lâche et risquer de descendre, ni bien sûr se déchirer pour avoir été trop serrée… Il y a quatre couleurs. J’accroche à Crassus un ruban bleu ciel. Rémus, Marcus, Claudius et moi portons le rouge, la dernière taille.
– Crassus, lorsque ton ruban craquera, tu en auras un bleu foncé, puis un violet et enfin un rouge comme le mien. Surtout ne le touche pas. Je te l’enlèverai à la fin du cours. Va rejoindre les quinze autres « Bleu ciel » et ne sois pas trop bavard. Regarde bien le professeur quand il parle.
Je ne me souviens pas avoir déjà vu craquer un ruban pendant un chant. On déchire plus facilement son bandeau quand on l’enfile maladroitement parce qu’on est pressé, anxieux ou impressionné. Parfois c’est parce que le moment est venu de changer. Il y a souvent des phénomènes de contagion : quatre ou cinq bandeaux se rompent le même lundi.
Lorsque nous chantons, nous sommes tous statiques. On ne voit bouger que les mâchoires et les ventres qui servent de soufflet.
Comme à chaque fois, le professeur est installé quand nous arrivons. Ses jambes sont dissimulées sous un plaid. J’ai l’impression qu’on l’a posé là derrière son piano pour toujours. La chorale est un moment magique. Je m’y sens puissant près de mes amis et je me surprends parfois à m’essuyer une larme au coin de l’œil.
– Qui initie le nouveau ? interroge le professeur.
– C’est moi.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Crassus.
– Aime-t-il chanter ?
– Je ne sais pas.
– Demande-le-lui.
Je me rapproche de Crassus que les Bleu ciel ont rejeté à l’écart.
– Tu aimes chanter ?
– Je ne sais pas. Je crois que je n’ai jamais essayé.
Je me tourne vers le professeur.
– Il n’a jamais essayé.
Le professeur nous fixe avec un regard vide pendant plusieurs secondes.
– Qu’il essaie doucement pour ne pas perturber les autres et, quand tu sauras s’il aime chanter, viens me le dire.
– Bien, professeur.
Je retourne à ma place. Crassus me lance des regards désespérés. Il a l’impression que je l’abandonne. Je lui souris.
En fin d’après-midi, Crassus me demande de retourner au dortoir. Il vide son armoire pour compter ses affaires. Il frotte les maillots de corps contre ses joues et caresse les pulls.