– J’ai une question à te poser. Maintenant que nous sommes coupés du reste de l’île, nous ne recevrons plus de ravitaillement. Comment allons-nous survivre ?
– Nous en avons parlé après ton départ. Un groupe a évalué précisément les réserves. On pense qu’on peut survivre un mois. Pour la suite, des messages ont été cachés avant la révolte dans les sacs à provisions qu’utilisent les serviteurs extérieurs pour les livraisons. On veut les inviter à participer à notre rébellion.
– Que sait-on sur eux ?
– Qu’ils vivent dans des campements sévèrement gardés. Qu’ils cultivent la terre et font de l’élevage pour nourrir ceux de la Maison. Qu’ils livrent chaque matin des produits frais.
Je suis dans la salle d’étude en train de recopier au propre mon plan de la matinée, quand j’entends des voix qui s’élèvent dans le couloir. Je tends l’oreille :
– Laissez-moi voir mon ami, ou je peux vous causer beaucoup de tort.
C’est la voix de Romu. L’échange avec Numérius est vif. Ils se menacent l’un l’autre, mais aucun des deux ne semble prendre le dessus.
– Je n’ai aucune confiance. Je sais d’où tu viens et quel rôle tu joues.
– Tu ne sais pas grand-chose, en fait.
Les voix se sont rapprochées et je suis debout quand Romu pousse la porte. Les autres sont derrière lui. Ils sont quatre. J’interviens :
– Laissez-nous seuls. Si vous n’avez pas confiance, montez la garde devant la porte. Romu est venu parce que je le lui ai demandé. Je sais qu’il peut nous aider.
Romu a pris une chaise et leur tourne le dos. Je soutiens leur regard. Ils voient que je ne céderai pas et tournent les talons. Numérius me lance :
– Tu ne restes avec lui que quelques minutes et je veux te voir après.
– C’est promis. Ne t’inquiète pas.
Ils referment la porte. Romu me sourit.
– On ne peut donc jamais discuter tranquillement, tous les deux ! Alors c’est lui, le chef ? Vous n’avez pas choisi le plus brillant !
– Nous n’avons pas désigné de chef pour l’instant, mais…
Sa remarque m’a mis mal à l’aise. Je change de sujet :
– Romu, tu as compris ce qui se passe, j’imagine.
– Bien sûr. Je savais que ça arriverait un jour. Mon père, au contraire, en est tout retourné. Vous avez bien préparé votre attaque. Pour l’instant, vous réalisez un sans-faute.
– Pour que ça continue, nous devons absolument identifier toutes les pièces à double issue. Peux-tu nous y aider ?
– Il vous suffit de repérer les numéros de portes dont la somme des chiffres est égale à 6, comme 222, 204…
– 303 aussi, alors ?
– Oui, tu as compris.
– Au fait, et toi, comment es-tu entré ?
– Par un passage connu de moi seul. Rassure-toi, je n’ai pas été suivi.
– Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le système ne marche pas dans les deux sens. Les soldats ne peuvent pas intervenir sans notre aide. Ça paraît absurde.
– Ils ne peuvent intervenir que si les César les y autorisent. Jove se méfie plus des soldats que des enfants. Les soldats, même dans leur état normal, ont une énergie difficile à canaliser. C’est pour ça qu’il les laisse parfois partir sur le continent pour qu’ils donnent libre cours à leurs instincts. À certaines périodes, ils sont presque incontrôlables. C’est comme une épidémie qui se propage, ils peuvent s’en prendre à n’importe qui, à des serviteurs, à d’autres soldats, à eux-mêmes parfois. Jove n’a jamais voulu laisser les enfants sans défense à la merci de ces bêtes.
– C’est pourtant lui qui les a créées, ces brutes, si j’ai bien compris.
– Oui, mais il sait y faire. Quand il sent la crise monter, il drogue leur nourriture.
– Donc, nous sommes en sécurité ?
– Presque. Vous devez vous débarrasser des César et de leurs complices au plus vite. Sinon, l’un d’entre eux réussira à ouvrir un passage ou persuadera un esprit faible de le faire.
– Comment doit-on s’y prendre ?
– Enfermez-les dans le frigo et je m’occuperai de les faire sortir de l’autre côté.
– Je voudrais savoir aussi où se trouvent les caches d’armes. Vu les monstres que tu décris, on peut en avoir besoin.
Je sens qu’il hésite :
– Tu me promets de ne t’en servir que contre eux ?
– Je te le promets.
– Je vais t’en indiquer une, une seule. Pièce 203. C’est un placard. La cache ne se dévoile que si tu t’enfermes à l’intérieur sans allumer la lumière. Au bout de quelques instants, tu vois la cloison du fond qui monte doucement et la lampe s’allume toute seule. Attention, ne te trompe pas de porte, la 204 peut être mortelle.
– J’ai bien retenu la leçon.
– Je dois y aller, Méto. J’espère que tout se passera bien et qu’on se reverra un jour.
– Moi aussi. Merci, mon ami. J’ai une dernière question.
– Dis vite. La durée de mon absence va devenir suspecte.
– Où est Jove ?
– Tu ne peux pas me demander de trahir un membre de ma famille, même s’il n’agit pas bien. Tu ne peux pas, Méto, dit-il gravement.
Il se lève et sort. J’aurais voulu le rappeler pour m’excuser de cette ultime requête, mais il est déjà loin. Je l’entends qui interpelle Numérius :
– Alors, tu as vu ? Méto a survécu au méchant Romulus.
Quelques minutes plus tard, je fais mon rapport à l’assemblée des révoltés.
Après m’avoir écouté, Mamercus prend la parole :
– La voilà, la solution à notre problème ! On va foutre dehors les César et leurs espions qui narguent et menacent leurs geôliers.
– Bonne idée ! renchérit Marcus, enthousiaste. De toute façon, on ne trouvait plus de volontaires pour faire ce boulot.
– Doucement, doucement, les gars ! intervient Numérius. Je n’ai aucune confiance en ce cinglé de Romu. J’ai la conviction qu’il nous tend un piège. On ouvrira le frigo, et les autres, en embuscade, nous tomberont dessus et s’introduiront chez nous pour nous massacrer.
Le dernier mot prononcé marque les esprits et le silence se fait.
– Par ailleurs, je suis persuadé que ces indications pour trouver les caches d’armes ne sont pas fiables, poursuit Numérius. Et si, en croyant trouver des fusils, on ouvrait un passage ?
Personne n’ose plus intervenir. Claudius me regarde :
– Tu en penses quoi, Méto ?
– Moi, j’ai confiance. Sinon, je ne l’aurais pas appelé. Je crois aussi qu’il s’est mis en danger pour venir me voir. Et, pour prouver que j’ai raison, j’accepte de courir le risque seul. Je rentre dans la 203 et vous fermez à clef derrière moi. Si je trouve des armes, vous m’ouvrez. Si je trouve des soldats, vous ne m’ouvrez pas.
– Je suis d’accord si tu es sûr de le vouloir, déclare Claudius.
– Moi aussi, dit Numérius.
– Pas moi, dit Marcus, un peu fort. Ou alors je t’accompagne.
– Moi aussi, avec une de mes fourchettes bien affûtées, ajoute Octavius.
Le moment du test est arrivé. Presque tous les révoltés sont présents. Personne ne sourit. Marcus, Octavius et moi entrons dans la petite pièce avec une bougie allumée. Je me maîtrise pour ne pas trembler. La clef tourne bruyamment dans notre dos. Nous sommes enfermés. Je retiens mon souffle. Marcus se cache les yeux. Peu après, on entend comme un bruit de roulettes et la paroi coulisse verticalement vers le haut. À une trentaine de centimètres, j’aperçois une première étagère garnie de boîtes cubiques. Ce sont les munitions. Trois gros caissons remplis de poignards, haches et pistolets occupent la deuxième. Enfin, plus haut, six fusils sont rangés dans des niches en bois. C’est le modèle dessiné sur les manuels, on s’en sert pour tuer les cochons sauvages. J’en décroche un et frappe avec la crosse sur la porte : trois coups brefs, je marque un temps et je recommence. C’est le code. La porte s’ouvre. On sort sous les hourras.